-Everyone wants to escape sometimes-

Durant une partie de la soirée, Evelyn socialisa avec quelques personnes assemblées autour d’un feu de camp. Oui, Evelyn pouvait être de bonne compagnie. Et puis, la présence d’alcool rendait toujours la louve d’humeur plus agréable. De la bière à ingurgiter, des guimauves grillées pour les amateurs de sucre et des histoires rocambolesques racontées; les ingrédients d’une bonne soirée, quoi que les guimauves n’étaient pas indispensables.

Toutefois, la louve ne s’attarda pas autour du feu de camp; lorsqu'elle s'éclipsa, elle n'oublia pas de prendre une bouteille de bière pour la route. Elle aurait pu rester plus longtemps, une heure de plus pourquoi pas, aider à vider la bouteille de spiritueux que l’un d’eux avait apportée, mais elle n’en avait ressenti aucune envie. Parfois, elle préférait la solitude.

Elle déambula, une bière à la main. Elle avait les paroles d’une chanson aux lèvres; Sofia la lui avait apprise. Elle chantonna à voix basse, murmura presque : …We're gonna hang him, from that hangin' tree. Cause what he done was in the first degree. We'll send a preacher to bless his soul, then we'll dig that six foot hole. We're gonna hang him, from that hangin' tree. Dans l’ensemble, c’était une chanson amusante. À une autre époque, Evelyn aurait elle-même certainement mérité qu’on lui passe la corde autour du cou; et peut-être encore aujourd’hui.

Evelyn avait, plus tôt dans la journée, reçu un colis de la part de son fils, accompagné d’un mot : J’ai pensé à toi en voyant ce t-shirt, j’espère que tu penseras à moi en le portant. C’était parfois un plaisantin, son fils – toutefois, il avait raison; pas une louve pacifique, Evelyn. Elle utilisait à bon… ou mauvais escient menaces, insultes et violence. Un peu de brusquerie était nécessaire de temps à autres, et parfois se bagarrer était la seule manière de régler définitivement un problème. Ce vêtement restait toutefois purement humoristique, et heureusement Evelyn préférait la méditation à l'agressivité lorsqu’elle était en compagnie de sa meute, dans le fort joli manoir forestier.

Elle s’arrêta, à la rencontre du loup récemment introduit dans la meute, qu’elle salua brièvement d’un simple mouvement de la tête.

▬ Bonsoir Evelyn ! C'est une belle nuit n'est-ce pas ?

Belle nuit? Evelyn prit le temps de considérer cette information. Elle leva la tête pour regarder le ciel et les étoiles qui y étaient visibles. Descendit son regard vers la cime des arbres, puis les fleurs sauvages qui se dressaient non loin. Elle remarqua le manque de vent et l’humidité dans l’air. Écouta les quelques bruits apaisants de la nature; elle soupçonna la présence d’un rongeur quelconque dans un arbre tout près. Rien de particulier à l’horizon; la nuit était possiblement belle, mais il n’y avait rien d’exceptionnel, de l’avis d’Evelyn.

▬ J’ai connu nuits plus belles, se contenta de répondre la louve, après ce rapide constat.

▬ Tu participes à des combats de rue pour gagner de l’argent ou par plaisir?

La louve lançait cela totalement au hasard; une probabilité parmi tant d’autre. Lorsque l’on connaissait Evelyn, cet énoncé n’avait rien de surprenant. Il était même à parier que, si on le lui proposait, la louve ne refuserait pas de participer à quelques combats de rue, pour l’argent et pour le plaisir.

▬ Tu as gagné ton combat, au moins? À te regarder, c’est difficile à dire.

Elle était curieuse de connaître la réponse et ne se gênait pas pour détailler les blessures de l’autre; il était coloré de bleus, la lèvre inférieure fendue. Certainement douloureux, mais cela n'empêchait pas le loup d'afficher un air joyeux. À priori rien de cassé; ou peut-être son égo, possiblement froissé s’il avait perdu son supposé combat.

-Everyone wants to escape sometimes-

▬ Oh non ! Je suis.. Euh... Extrêmement maladroit. Je me cogne ou tombe souvent. Là c'était les escaliers ahahaha.

Elle le regarda, de son air qui pouvait être si sérieux, alors que le rire de l’autre fusait, sonnant faux. Et elle garda le silence. Intérieurement, elle s’interrogeait : la croyait-il idiote ou étais-ce lui qui était idiot pour inventer pareil histoire? Ok. D’accord. Très bien. Il était tombé dans les escaliers. Ok. Si c’était la version qu’il désirait lui donner, alors Evelyn allait s’en contenter. De ce qu’elle connaissait de l’homme, c’est-à-dire rien du tout, il était peut-être embarrassé que son terrible secret soit découvert. Oui, peut-être avait-elle misé juste et que l'homme organisait bel et bien des combats de rue. ...Tout est possible.

Le loup ne s’attarda pas, il enfila son t-shirt et changea le sujet de la conversation. Evelyn hocha la tête pour confirmer qu’elle était bien soigneuse et répondit en ses termes à la seconde question : ▬ Trois ans et des poussières. Elle n’avait pas pris le temps de la réflexion; cela faisait en réalité presque cinq ans qu’elle faisait partie de la meute, mais qui comptait? Pas Evelyn en tout cas, elle n’aimait pas compter le passage du temps.

▬  Et d’ailleurs… En tant que soigneuse, je me sentirais vraiment… mal, de te laisser partir sans avoir examiné tes blessures de plus près. C’est… mon devoir, de te demander de me suivre à l’infirmerie, lui dit-elle, toujours sérieuse. Elle avait réussi à contenir son sourire amusé; car légèrement amusée était la louve. Si Ash croyait s'en sortir aussi facilement, il se trompait. Et si en temps normal Evelyn ne traînait personne de force à l’infirmerie, aujourd’hui elle allait faire une exception.

Elle avait désiré la solitude; la raison pour laquelle elle avait quitté le confort du feu de camp. Elle avait songé à aller méditer, sous un arbre peut-être. Mais cette situation promettait de la distraire de meilleure façon. L’occasion de connaître le nouveau et possiblement de martyriser un patient. Il lui était impossible de passer à côté de cette occasion. Et elle se sentait soudainement d’humeur joueuse.

▬   Je pourrais aussi en profiter pour ouvrir un dossier à ton nom, ajouta-t-elle en hochant doucement la tête de haut en bas à trois reprises. ▬   Très important, d’avoir un dossier et ensuite de le garder à jour. Et elle prit une gorgée de sa bière, offrit ensuite à l'homme un léger sourire, ce qui allégea son air sérieux.

-Everyone wants to escape sometimes-

L’enthousiasme était absent du visage de l'homme. Aller à l’infirmerie ne devait pas faire partie de ses projets; l’infirmerie était rarement un lieu que l’on visitait par plaisir. Peut-être Evelyn devrait-elle redécorer les lieux? Des couleurs joyeuses? Du papier peint? De nouveaux rideaux? Changer la literie? Des oreillers plus moelleux? ...Enfin bref, Evelyn n'était ni designer, ni peintre, ni intéressée; il y avait ainsi peu de chance pour que l'infirmerie abandonne son air austère.

...Ceci étant, tenter de résister à Evelyn était bien inutile. D’autant que si elle n’ouvrait pas aujourd’hui un dossier au nom du nouveau, elle devrait le faire plus tard; pourquoi remettre à demain ce que l’on peut faire aujourd’hui? – quoi que certaine personne pourrait dire : pourquoi remettre à demain ce que l’on peut remettre au surlendemain? Ce n’était pas le genre d’Evelyn.

▬ J'imagine que j'ai pas vraiment le choix aha.

- On a toujours le choix, mais ensuite il faut vivre avec les conséquences de nos choix.

Comme lorsqu’on lui avait implanté une puce dans le cou. Pas son choix à elle, l’ancien Alpha avait décidé, mais elle aurait pu choisir de refuser. Comme lorsqu’Evelyn avait accepté ce poste de soigneuse. Pas son choix à elle, l’actuel Alpha avait décidé, mais elle aurait pu choisir de partir. Comme lorsqu’elle s’était bagarrée avec une petite louve blanche. Son choix à elle, et son erreur de ne pas avoir choisit un lieu plus approprié pour se battre. Et elle vivait aujourd’hui avec les conséquences de tous ses choix. Conséquences positives ou négatives.

▬ Je te suis, autant je commence à bien connaitre la forêt, autant le manoir.. C'est pas encore ça !

- Ainsi, tu passes beaucoup de temps dans la forêt?, demanda la louve en ouvrant la marche vers le manoir. Elle se doutait de la réponse; elle n’avait posé la question que pour faire la conversation.

- Moi aussi, ajouta-t-elle. - Il n’y a rien de plus reposant. Évidemment, passer une nuit avec sa compagne était également une source d’apaisement et de bonheur pour Evelyn. On ne pouvait pas réellement comparer les deux, et la louve ne pourrait se passer ni de l’une, ni de l’autre.

Arrivés au manoir, Evelyn conduisit le nouveau à l’infirmerie, où elle s’installa à son bureau pour commencer par un petit interrogatoire. Elle déposa sa bière pratiquement vide sur le bureau et ouvrit le tiroir de gauche. À l’intérieur, une bouteille de whisky qu’elle avait cachée. Mauvais tiroir. Elle le referma, fouilla ensuite dans le tiroir de droite pour en sortir une feuille de papier et un crayon en bois. Elle n’avait aucune envie de se servir de l’ordinateur pour le moment, aussi appelé l’instrument de torture. Elle inscrivit les lettres A S H en haut de la page, mentionna la date du jour et la raison de la visite du loup à l’infirmerie, soit la fameuse chute dans les escaliers, même si la véritable raison était l’insistance d’Evelyn.

- Alors…  Des antécédents médicaux que je devrais connaître? Tu tombes souvent dans les escaliers? À quelle fréquence? Une fois par semaine? Une fois par mois? Six fois par année?

-Everyone wants to escape sometimes-

▬ Si je m'écoutais je pense que j'y passerais ma vie.. Mais j'ai certaines obligations, comme tout le monde, qui m'en empêche.

- On se crée nous-mêmes des obligations. Si tu le désirais, tu pourrais vivre dans la forêt.

Prendre la forme d’un loup, vivre parmi les autres animaux, et ne ressortir de la forêt que des années plus tard, ou ne pas en ressortir. C’était un choix. C’était un don. Il fallait profiter de tel don. Les humains les craignaient pour ce qu’ils étaient; en réalité, ils craignaient ce qu’ils ne comprenaient pas, et une part d’eux devait leur envier cette connexion à la nature.

- J’ai moi-même vécue trois, quatre années dans une quelconque forêt, dit-elle, mais lorsqu’elle disait trois ou quatre années, elle ne savait pas si en réalité ce ne fut pas six, huit ou dix années. - Je t’encourage à essayer l’expérience. Ce fut très… libérateur.

Lorsqu’elle lui demanda s’il tombait souvent dans les escaliers, elle pensait alors plutôt à boxait-il pour gagner sa vie et était-il un mauvais boxeur? Avait-il déclenché une bagarre générale dans un bar? Fait de mauvaises rencontres? Mais dans ce dernier cas, pourquoi cacherait-il ses blessures? Evelyn oscillait souvent entre l'indifférence de ce qui l'entourait et une grande curiosité. Là, elle était curieuse, et elle savait que sa curiosité était déplacée.

La maladresse de l’homme était peut-être réelle, mais ses rires nerveux et maintenant son regard fuyant le trahissaient. Quand l’on était aussi mauvais menteur, on se contentait de dire la vérité. D’autant qu’Evelyn savait très bien différencier des blessures causées par une personne, de blessures causées par une chute dans les escaliers; un enfant ferait la différence.

Qui était Evelyn pour oser insister, alors que l’homme semblait clairement avoir envie de se sauver? …Eh bien, juste la soignante de la meute. Au sein du Conseil de la meute, Evelyn n’avait pas plus de poids que le dernier oméga arrivé, mais dans cette infirmerie elle en avait. Elle avait d'ailleurs peu d’occasion de se divertir dans son infirmerie, et ce jour était un bon jour pour faire connaissance avec le nouveau.

- Très maladroit, oui il semblerait. Et également mauvais menteur, dit-elle sans détour. Evelyn était une louve assez franche. - Les secrets ne me dérangent pas; j’ai mon lot de secrets, on pourrait en remplir la piscine. Et également remplir la piscine de ceux qu’elle avait tué, mais cela Evelyn ne le précisa pas. - Le mensonge cependant me dérange. En réalité, la louve disait la vérité, mentait si nécessaire, mais cela le nouveau loup n'avait pas besoin de le savoir. - Il y a deux façons de soigner une personne. Avec douceur ou brusquerie. Tu y penseras un peu avant d’ouvrir la bouche et de m’offusquer à nouveau. Evelyn s’exprimait avec calme, son visage était neutre, rien n’indiquait qu’elle s’amusait bien, en réalité. Elle but la dernière gorgée de sa bière, jeta le contenant vide dans la poubelle non loin, puis reporta son attention sur le loup. - Maintenant fais-moi plaisir, vas t’asseoir là, dit-elle en pointant de la tête la table d’auscultation, enlève ton gilet et laisse-moi regarder tes jolies marques.

-Everyone wants to escape sometimes-

Je me sentirais vraiment mal, de te laisser partir sans avoir examiné tes blessures de plus près, lui avait-elle dit un peu plus tôt. Se sentir mal était totalement exagéré. Un mensonge qu’elle avait elle-même proféré. Un mensonge nécessaire pour que le jeune loup accepte de la suivre. Et un mensonge énoncé d’une voix ferme, avec aplomb. C’était crédible. Il fallait bien la connaître pour savoir qu’en temps normal elle n’aurait pas cherché à examiner de plus près les blessures du nouveau; il respirait, il marchait, il parlait, il souriait? Ainsi, il allait bien. Ainsi, aucun détour à l’infirmerie n’était requis. Un mensonge pour apprendre la vérité, pour apprendre accessoirement à connaître le nouveau loup. Un mensonge pour s'amuser avec son titre de soignante.

C’est mon devoir, de te demander de me suivre à l’infirmerie, avait ensuite continué la louve. Et ceci était la stricte vérité. Ce poste venait avec un devoir; elle se devait d’être présente pour les membres de la meute – sa famille, en un sens. Elle admettait cependant faire preuve d’absentéisme. Elle admettait se montrer souvent expéditive avec ses patients. Elle admettait que parfois elle manquait de compassion.

▬ Je suis désolé, je n'aurais pas du mentir.

Le mensonge du nouveau était-il grave? Non. D’autant qu’Evelyn ne le connaissait pas suffisamment pour en être véritablement offusquée. Mais elle désirait apprendre au jeune loup que le mensonge ne lui apporterait rien. Mentir à la louve était une mauvaise idée, quand on savait si peu mentir. Elle désirait lui apprendre que, si c'était pour lui raconter d’affreux bobards, il avait intérêt à garder la bouche fermée. L’informer qu’elle pouvait être déplaisante dans ses soins.

- Non, en effet.

Elle lui avait dit plus tôt : j’ai moi-même vécue trois, quatre années dans une quelconque forêt. Et il avait été faux de dire "quelconque", car ce n’avait pas été n’importe quelle forêt. La forêt de Białowieża. Et ce fut peut-être dix ans. Elle n’avait pas fait le décompte. Avait perdu le fil du temps, comme c'était souvent le cas. La louve avait remarqué le bref éclat dans les yeux du nouveau loup. L’envie de disparaitre dans la nature, mais pourtant quelque chose le retenait à la civilisation. Il pouvait être difficile de couper certains liens.

▬ Ça m'a stressé, je n'ai pas réfléchi à mes paroles.

L’homme lui semblait si fragile, honteux, mal à l’aise. De cette nuit, peut-être retiendrait-il seulement qu'il fallait éviter Evelyn à l'avenir. La louve était douée pour faire une bonne première impression. Cela expliquait peut-être pourquoi elle n’avait que quatre noms dans son répertoire téléphonique. Elle pouvait paraitre distante, n’avait pas la langue dans sa poche et aimait la confrontation. Ne s’était jamais souciée de faire bonne impression. On l’aimait comme elle était ou on ne l’aimait pas; ça ne la dérangeait pas vraiment.

- Ça, je peux le croire. T’aurais peut-être dû prendre une seconde de réflexion. Dans ma vie, j’ai entendu des mensonges largement plus crédibles et élaborés que le tien.

Le jeune homme indiqua qu’il préférait ne pas aborder la cause de ses blessures. C’était dommage, car cela voulait dire qu’Evelyn n’allait pas pouvoir assouvir sa curiosité. Elle afficha alors une pointe de déception. Elle aurait bien désiré savoir si le nouveau venu gagnait effectivement sa vie en combattant dans des arènes illégales. Cependant, elle avait été sincère en lui disant qu’elle respectait les secrets - lorsque cela ne mettait pas en danger ses amis ou elle-même, et ce n’était clairement pas le cas ici.

- D’accord. …Chute dans les escaliers, dit-elle tout en inscrivant à la main, sur papier, cette fausse raison de la présence de Payne à l'infirmerie, à côté de la date du jour. Cela allait permettre à la louve de garder un suivi des chutes dans les escaliers du nouveau loup.

Elle rejoignit ensuite le loup à la table d’auscultation. – Détend-toi, je ne mords pas, dit-elle avec humour. Elle examina ainsi de plus près le jeune corps musclé. Palpa aux endroits appropriés, questionna sur la présence ou non de douleur, inspecta la tête, les yeux. En même temps, elle prit la parole, car la discussion pouvait aider l’homme à penser à autre chose. Et elle avait également envie d'échanger, l'informer qu'elle pouvait être sévère mais qu'elle était tout de même abordable.

- Si tu pouvais partir n’importe où, où irais-tu? Mon fils m’a envoyé de si belles images des territoires sauvages du Canada que, tout quitté demain matin, j’irais le rejoindre. Bien que… Il ne désire sûrement pas sa vieille mère dans les pattes; un temps oui, longtemps non. Ses gestes étaient sûrs, rapides, machinaux. Les gestes de son ancienne vie en tant qu’infirmière dans l’armée, des gestes que Victor lui avait remémorés après quelques cours pratiques. - Alors… peut-être bien qu’après lui avoir rendu visite, je commencerais par vivre un moment dans les montagnes Blue Ridge, pas si loin d’ici… Pour me rappeler des souvenirs d’enfance.

Et de nombreux autres lieux lui vinrent soudainement en tête; elle avait tant voyagé. Elle gardait de ses voyages des souvenirs inoubliables, de bons et de mauvais souvenirs, certains devenus amers avec le temps. Il y avait des fantômes un peu partout; beaucoup de fantômes dans sa vie.

- Je te rassure, tu vas survivre, dit-elle par la suite en guise de conclusion à son auscultation. Une évidence, bien sûr. Elle invita l’homme à se rhabiller… ou à rester ainsi s’il le désirait. Puis elle retourna à son bureau, se saisit de son crayon de bois et inscrivit quelques mots concernant l’examen médical.

-Everyone wants to escape sometimes-

▬  Oh, pour rien au monde je ne re-quitterais la Nouvelle-Orléans. Enfin, tant que je suis avec ma famille, l'endroit m'importe peu.

Ne dit-on pas que nous sommes chez nous, partout, tant que nous sommes avec des gens que nous aimons et qui nous aime? Une famille de sang ou de cœur. C’était vrai et c’était également faux pour Evelyn. Les retraites spirituelles épisodiques dans sa vie le témoignaient : la louve trouvait également le bonheur dans la solitude. Elle aimait le chaos et chérissait le silence qui venait par la suite. Elle appréciait la compagnie et se complaisait dans l’isolement.

Le jeune homme sourit, témoignant que la diversion d’Evelyn était bien choisie. Un sujet de conversation judicieusement sélectionné par la louve. Après tout, qui n’aimait pas parler voyage et famille? Et la louve se mit à sourire doucement, elle aussi, à l’idée qu’elle pourrait réellement rendre visite à son fils dans un futur pas si lointain. Se mit à penser que ce ne serait pas une mauvaise idée d’aller revisiter les montagnes bleues. Prendre deux semaines de vacance, pourquoi pas. S’éloigner du joyeux chaos de la ville, pour mieux le retrouver plus tard.

▬ Pas si loin.. Ça fait quand même onze ou douze heures de route d'ici.

Pas si loin, selon Evelyn. Une demi-journée.

– J’ai beaucoup voyagé, onze ou douze heures de route ce n’est rien.

▬ Tu irais en solitaire ?

La question était bonne, méritait une légère réflexion. Pourrait-elle accepter une présence humaine à ses côtés? Un autre lycan ou même sa compagne?

- Peut-être. Je ne sais pas. J’aime la bonne compagnie et la solitude à dose égale.

Elle termina son auscultation, retourna à son bureau pour noter quelques précisions sur les blessures, et nota que le loup était en bon état général. Elle pouvait donc lui donner son billet de sortie; ce qu’il devait attendre avec impatience. Étrangement, personne ne souhaitait tenir compagnie à la louve dans l’infirmerie. Peut-être… Si elle rajoutait de la couleur? Bleu ou vert, pourquoi pas. Elle aimait bien ces deux couleurs. Cela égayerait les lieux. …Mais de toute façon, la louve ne s’attardait jamais plus que nécessaire dans l’infirmerie.

▬ Est-ce que tu as ce qu'il te faut pour mon dossier ?

La louve hocha la tête en guise de réponse. Pour aujourd’hui, jusqu’à la prochaine chute dans les escaliers, disons. Néanmoins, elle leva la main pour lui faire signe d’attendre avant de s’enfuir. Dans sa grande générosité, elle lui nota sur une feuille quelques conseils pour les ecchymoses : le froid, l’argile verte en cataplasme, une petite décoction de consoude ou l’utilisation d’huiles végétales. Evelyn était herboriste avant d’être infirmière.

- Tu peux ne rien faire, ou tu peux essayer l’un de ses remèdes pour aider tes ecchymoses à se résorber. Ton choix. Désires-tu de l’aide? Que je te fournisse en plantes? Des instructions pour l’application d’un cataplasme?

-Everyone wants to escape sometimes-

Que représentait douze heures de route pour atteindre un havre de paix? Que représentait douze heures dans toute une existence? L’on pouvait en profiter pour faire des arrêts sur la route et ainsi découvrir d’autres endroits avant d’arriver à destination; l’on devait en profiter. La route faisait partie du voyage. …Bien qu’il fallait avouer qu’Evelyn était aujourd’hui quelque peu indifférente des décors qui l’entouraient.

Si Ash était très maladroit – c’est-à-dire, s’il se retrouvait mystérieusement avec des ecchymoses, et cela très souvent – alors les conseils d’Evelyn devaient être les bienvenus. Dans sa grande générosité, sa très grande bonté d’âme, la louve donna ainsi au jeune homme quelques instructions simples; sa condition de lycan ferait le reste du travail. Au remerciement qui vint ensuite, Evelyn hocha simplement la tête; remerciement ou non lui faisait bien peu d’effet.

▬ Encore désolé.. Et merci. Au plaisir de se reparler, pourquoi pas autour d'une bière !

- Pourquoi pas, acquiesça la louve.

Seule suite au départ du loup, Evelyn observa brièvement son environnement. Repeindre les murs d’une autre couleur, mettre des objets de décorations, changer la literie ou les rideaux… tout cela serait superflu. On n’avait pas besoin qu’une infirmerie soit colorée, ni même accueillante. On avait seulement besoin que l’infirmière soit compétente… et si l’infirmière était aimable, c’était un plus. Question compétence, Evelyn se débrouillait. Question amabilité… la louve avait ses hauts et ses bas.

Armée d’un verre de whisky – bouteille préalablement cachée dans l’infirmerie – Evelyn quitta sa chaise. Soigneusement, elle fit l’inventaire de ce qui manquait; liste qu’elle transmit ensuite à Victor. Son esprit vagabonda, durant ce travail non laborieux. Elle songea qu’il serait judicieux de garder un œil sur le jeune loup. Elle décida qu’elle irait surprendre sa compagne par une visite surprise au petit matin. Elle pensa qu’il serait avisé qu’elle renouvelle son stock d’herbes.

Après un second verre d’alcool, la louve quitta les lieux, ferma la porte derrière elle et monta à l’étage pour rejoindre sa chambre. Missions accomplies, dirons-nous. Et en ce qui concernait le nouveau loup et ses obscures blessures, Evelyn restait sur sa première idée, la plus plausible : il s’était battu et ne souhaitait pas que sa nouvelle meute - la meute des loups pacifiques – l’apprenne. Son secret serait bien gardé avec Evelyn, la louve noire de la meute.

Mais Masochiste, était peut-être en fin de compte le loup?