Ses parents étaient tous deux lycans, mais ne faisaient partie d’aucun clan. En fait, ne faisaient plus partie d’aucun clan depuis leur départ de leur ancienne tribu située au Philippine, quand son père avait voulu devenir l’alpha et avait échoué. C’était un risque à prendre; un risque qu’il avait pris. Il aurait pu mourir à cet instant, mais alors il n’y aurait eu aucune histoire à raconter. Evelyn vit le jour une dizaine d’années plus tard, dans la ville d’Ann Arbor dans l’état du Michigan.

Un an plus tard, en septembre 1861, son père se porta volontaire, intégra le 8e régiment d’infanterie de l’état du Michigan et prit part à la guerre de sécession. Il raconta longtemps après, autour d’une bière, autour d’un café, autour d’un feu de camp, la bataille décisive de Gettysburg en juillet 1863.

Sa première transformation eut lieu à ses onze ans, en janvier 1872. Douloureuse, évidemment, aux premiers abords, puis libératrice. Un sentiment, en réalité, bien difficile à exprimer. Une douleur  qui s’effaçait rapidement. Et la forêt devint un havre. Evelyn passa les décennies qui suivirent à apprendre à se maîtriser; maîtriser ses transformations, ses pulsions, sa colère et ses envies. Passa également les décennies qui suivirent à apprendre de la nature; apprendre ses mystères, ses bienfaits, le nom de ses animaux, de ses insectes et de ses plantes.

Son père avait peut-être quelque chose à se prouver, un poids qu’il portait avec lui depuis l’échec de son combat pour devenir Alpha. Et les années ne semblaient pas effacer ce poids. Assurément, c’était pour cela qu’il participait à ces guerres; pour cette raison qu’il participa aussi à la guerre hispano-américaine en 1898. Pour se prouver qu’il pouvait gagner des batailles? Sinon, pour quelle autre raison? Pour l’adrénaline? Pour le goût du sang? Pas pour les décorations militaires; il était d’ailleurs trop réfractaire pour être véritablement un bon soldat. Mais on ne pouvait douter de sa bravoure. Pour les histoires à raconter? Car il apportait toujours avec lui de nouvelles histoires à conter autour d’une bière. Des histoires qu’Evelyn soupçonnait être embellis. Bercée dans son Amérique natale par les épopées de son père fut-elle donc, et, au travers de tout ça, également bercée par les instructions sur les armes, leurs maniements et les combats rapprochés.

Puis, vint la Grande Guerre. Et elle apporta de nouvelles histoires à raconter autour d’une pizza. Jusqu’à la fin abrupte de l’histoire, en mai 1918, lorsque son père marcha sur une mine dans le village de Cantigny. Il ne resta rien à enterrer, juste un être à pleurer; de la tristesse et de la colère. De la colère qu’Evelyn dut ravaler, alors qu’elle aurait eu envie de tout détruire autour d’elle. Et sa mère ne fut plus la même à partir de ce moment. Comme déphasée de tout ce qui l’entourait. Elle n’alla plus, comme à son habitude, se promener dans les petits villages, apporter son aide, proposer des soins et des herbes médicinales. Pendant un moment, ce fut Evelyn qui prit la relève, davantage pour avoir le sentiment que rien n’avait changé, alors que c’était tout le contraire.

Puis, vint la Deuxième Guerre mondiale. "Nous pouvons le faire", disait Rosie sur une affiche de propagande; ce qui n’est pas ce qui motiva Evelyn. Elle devint infirmière militaire; sentit plus de sang, entendit plus de cris de douleur et vit plus d’horreur que tout ce qu'il était possible d'imaginer. Ce fut le souvenir de son père qui la soutint, alors qu’elle aurait aussi bien pu crier et craquer sous la folie; son père qui murmurait à son oreille, son père et le nom de famille qu’elle portait fièrement. Elle fut blessée pendant son service, et garda sur sa cuisse le souvenir d'un éclat d'obus.

Des histoires à raconter, Evelyn n’en ramena aucune chez elle. D’abord, parce qu’elle n’était pas une femme à s’épancher sur sa vie, ensuite parce qu’elle décida qu’elle ne voulait pas rentrer en Amérique. Elle voulait voyager. Voir le monde et ses beautés. Avait besoin de se rappeler qu’il y avait des endroits encore magique en ce monde.

C’est à Tarnbrook, dans l’Angleterre de 1985, qu’elle fit la rencontre de celui qui allait ensuite devenir son mari. Un lycan, lui aussi. Il était beau, il était fort et il était sans pitié envers ses ennemies. En colère, semblait-il, et brutal par moment, mais jamais envers elle. Alpha de son clan, sa brutalité et sa colère il la gardait pour les humains et les chasseurs. Une fois seulement, elle eut un doute quant à son amour pour l’homme; la fois où pour le plaisir il défonça la porte d’entrée d’un chalet isolé et décida de manger les occupants de la bâtisse, décida de partager le plaisir de la tuerie et du festin avec elle. C’est qu’en réalité, cela plut à Evelyn. Cela plut à la partie d’elle qui n’était que violence et douleur; la partie d’elle qui criait encore de la perte de son père, de sa mère dont l’esprit s’était égaré, qui avait vu les hommes s’entretués entre eux à la manière de bêtes sauvages, à la partie d’elle qui était aussi une bête sauvage.

Cet homme n’était pas un homme d’honneur. N’était peut-être pas non plus l’homme qu’elle aurait dû avoir à ses côtés. Mais c’est tout de même avec cet homme qu’elle prit la tête d’un clan peu nombreux. Et c’est également avec cet homme qu’elle eut deux fils; le premier au printemps de l’année 1992 et le deuxième à l’hiver de l’année 1998. Et c’est lors d’une belle nuit étoilée de l’été 2005 qu’elle perdit deux d’entre eux. Son mari et son fils ainé, surprit lors d’une sortie nocturne par un groupe de chasseurs. Cette fois encore, aucun corps à enterrer; des cendres et des os seulement. Cette fois encore, de la tristesse et de la colère. Et une folie meurtrière. Cette envie de tout détruire qu’elle avait refoulée lorsque son père était mort; cette envie ressurgissait, plus puissante, impériale. Et elle y répondit. Retrouva, et cela prit le temps qu’il fallut, l’un après l’autre, les trois chasseurs responsables. Et aux jours levants, leurs corps démembrés furent retrouvés.

Elle retourna en Amérique avec son dernier fils. Après avoir trouvé la magie et l’amour dans ses voyages, c’est l’amertume qu’elle rapporta dans ses bagages. Elle apprit le décès de sa mère, et ne fut pas réellement surprise de l’apprendre. Elle devina que c’était le cœur et l’esprit brisés qu’elle était morte. Lorsque son jeune fils prit son envol, elle se retrouva seule à nouveau; seule à regarder les étoiles, à courir dans la forêt, à parcourir la Nouvelle-Orléans. La solitude était une cape qu’elle revêtait trop souvent. Le clan Mahiingan l’attira, comme la promesse attirante d’un havre dans la nature, comme une douce mélodie qui tournoyait autour d’elle – au contraire de son fils qui n'avait eu aucune envie de rejoindre ce clan. À l’automne 2029, on put compter sur la présence d’Evelyn au sein de la communauté.