Of Wolves and rum [PV Evelyn Jacobs]

Le week-end avait démarré comme tous les autres week-ends depuis que Victor l'avait rapatrié de la ferme des Végétariens au manoir de la meute. Edson se leva tôt, prit un solide petit-déjeuner en écoutant les dernières infos (le climat déjà tendu s'était encore aggravé récemment) puis fila prendre une douche brûlante.

Il ouvrit la porte de sa salle de bains et se sécha, le temps que la buée formée sur son miroir se dissipe. Son reflet lui montrait à quel point les derniers mois l'avaient marqué : si ses muscles s'étaient développés, il avait perdu pas mal de poids. Il ne semblait pas en bonne forme et ses traits tirés venaient compléter un portrait peu flatteur. Le jeune loup s'habilla, prépara rapidement un léger sac de voyage qu'il compléta avec une bonne vingtaine de canettes de bières et quitta son appartement en direction du parc national. Sur le chemin, il se félicita de s'être habillé chaudement : le ciel était limpide et le soleil éclatant, mais l'air glacial de cette matinée d'automne devenait vif et cruel une fois à moto.

Une fois sur place il entra dans le manoir pour poser son sac dans un coin et les bières dans le frigo, saluant tous ceux qu'il croisait, puis alla demander en quoi il pouvait se rendre utile. Quand l'un des aînés l'envoya couper du bois, Edson ressentit une légère satisfaction : la tâche était fastidieuse et éreintante à la longue, mais elle lui permettait aussi de se vider l'esprit et de se défouler librement. Le soleil se leva et la brume matinale disparut, rendant la journée encore plus agréable. Il se sentait bien là, à se dépenser, entouré de gens semblables à lui, sachant que s'il perdait le contrôle, les autres le maîtriseraient facilement.

La matinée avança rapidement et bientôt les narines du louveteau lui indiquèrent qu'il était l'heure de manger. Avant de se poser à table avec les autres, il passa par le frigo pour récupérer quelques bières et les distribuer aux autres. Il savait qu'il n'était pas obligé, mais c'était sa façon de les remercier d'accepter sa présence, lui qui ne faisait techniquement pas partie de la meute. Le repas se passa dans la bonne humeur et après avoir aidé à débarrasser et à faire la vaisselle, il retourna martyriser ses bûches jusqu'à ce que le jour décline, en fin d'après-midi. Après une seconde douche, il alla se poser dans une des pièces à vivre en compagnie de quelques autres et ouvrit son livre à la page qu'il avait marquée.

- Tu veux aller boire un verre en ville ?

Edson leva les yeux de son livre pour voir Evelyn à deux mètres de lui. Il était tellement captivé par son roman qu'il ne l'avait ni sentie ni entendue arriver. Le Martiniquais resta interdit une seconde, décontenancé par ce qu'il venait de se passer. Du peu qu'il la connaissait, il la sentait bien, mais elle était du genre à garder ses distances. A l'instar de Victor, elle lui imposait du respect. Jamais il n'aurait imaginé qu'elle lui propose d'aller boire. Il hésita une seconde de plus, anxieux à l'idée de s'imbiber et de risquer de laisser échapper la bête en lui dans un lieu bondé d'humains. Mais il se dit qu'Evelyn pourrait le gérer. Et surtout, il avait besoin de ça, Edson n'était pas sorti une seule fois depuis sa morsure en dehors des rendez-vous pro, des week-ends au manoir et de ses courses hebdomadaires.

- On est partis.

Il se leva, récupéra les affaires nécessaires et tendit un casque qu'il gardait au manoir à sa partenaire de tise de la soirée.

- T'as une préférence ou tu me laisses choisir ?

- Inside you there are two wolves.
One gets drunk on the weekends.
On gets drunk on weekdays. -

En ce beau samedi, Evelyn décida de donner un coup de main à la serre. Elle connaissait le nom des plantes; à certaines périodes de l’année, la louve profitait de ce que la nature offrait et elle cueillait des herbes, qu’elle faisait ensuite sécher, ou ramenait des champignons. Aider à la serre était donc un geste naturel, et une aide qui n’était pas totalement altruiste : passer du temps dans la serre était bon pour le moral de la louve et son temps passait de manière agréable. Méditer était également bon pour le moral de la louve, mais pas ces derniers temps. Ces temps-ci, la louve préférait ne pas rester seule trop longtemps avec ces sombres pensées. Elle se sentait divisée, par rapport à sa meute, et désirait ne pas trop y réfléchir. En ce beau samedi, Evelyn en profita pour planter quelques herbes et quelques légumes, qu’il était conseillé de semer à l’automne car ils ne résistaient pas à l’été chaud du sud de la Louisiane. La matinée passa rapidement; si rapidement qu’Evelyn manqua le repas de midi.

En après-midi, la louve se promena sur le terrain et dans le boisé entourant le manoir. Un loup s’invita. Il parlait beaucoup, ce qui aurait embêté la louve en temps normal. Elle le laissa marcher à ses côtés, ne le repoussa pas et trouva même à rire car le loup s’avéra amusant. Elle avait souvent l’air distante, peu accessible… et elle l’était bien souvent, mais il ne fallait pas se méprendre sur Evelyn : elle aimait faire partie de la meute. …Elle aimait faire partie d’une meute; elle aimait, plus précisément, être entourée des siens. Et si ce n’était pas cette meute-ci, ce serait probablement une autre meute. Et c’était l’une des choses qu’Evelyn souhaitait ne pas trop penser : sa présence illégitime dans la meute Mahiingan.

Lorsqu’elle congédia le loup, elle s’installa à l’ombre d’un arbre et ferma les yeux. Il y avait une légère odeur de feuilles mortes et le son lointain de bûches de bois que l’on coupait. Elle s’assoupit, sous cet arbre. À son réveil, à la position du soleil déclinant, Evelyn jugea qu’elle avait dormit une heure.

Elle avait maintenant faim, et surtout soif, et une envie de chaos. Un bar pourrait lui fournir tout cela, et plus encore. Elle alla se changer, et serait sorti seule si elle n’avait pas aperçu Edson, un livre à la main.

- Tu veux aller boire un verre en ville ?, dit-elle au louveteau, allant droit au but, sans aucune forme de salutation. Elle était une femme directe. Et du genre à garder ses distances, la plupart du temps. Son invitation était-elle surprenante? Oui. Elle buvait avec les siens, autour d’un feu de camp, mais les invitait rarement à boire en ville. Une femme dans la pièce, assise un peu plus loin, releva la tête pour regarder dans leur direction; soit elle aurait aimé être invitée, soit elle était curieuse.

- On est partis, lui répondit le louveteau.

Bien. Étais-ce imprudent alors qu’Edson était un loup instable? Peut-être. Mais la vie ne s’arrêtait pas là, on ne s’arrêtait pas de vivre pour si peu. Evelyn suivit l’homme et prit le casque de moto lorsqu’il le lui tendit.

- T'as une préférence ou tu me laisses choisir ?

- Surprend moi, lui répondit la louve. …Comme si on pouvait encore la surprendre après 174 ans d’existence. …En fait, si, mais pas concernant le choix d’un bar. Elle avait veillé dans tant de bars, dans tant de pays différents. Elle avait déjà joué à la roulette russe, dans un bar russe des années 60… ou étais-ce 70?

- Je n’ai qu’un critère, dit-elle sérieusement. De l’alcool à profusion. Et ce n’était pas un critère bien difficile à remplir : c’était après tout le rôle premier d’un bar, que de fournir de l’alcool jusqu’à ce que les clients s’écroulent.

Edson grimaça mentalement lorsqu'Evelyn lui dit de la surprendre. Il ne pouvait plus compter le nombre de fois où des clients lui avaient dit ça lorsqu'il travaillait dans les bars. La plupart du temps il leur amenait un simple verre d'eau pour la blague, avant de leur demander s'ils avaient tout de même des choses qu'ils ne voulaient absolument pas dans leur cocktail. Son aînée imposa une seule condition et le louveteau comprit qu'elle n'était pas là pour sucer des glaçons. Tant mieux. Il eut un sourire un peu canaille.

- Ça devrait être dans mes cordes.

Ils se dirigèrent vers la sortie du manoir puis Edson se posa à côté de sa moto pour fermer son blouson, enfiler ses gants et son casque. Enfin, "moto" était un terme élogieux pour l'engin : une 125 cc d'une quinzaine d'années, ce n'était pas avec ça qu'il allait séduire. Et ça tombait bien, ce n'était pas dans ses intentions, surtout pas avec Evelyn. Une fois installés, il mit le contact et la moto s'engouffra dans la nuit.

Le trajet prit une demi-heure, ce qui était plus que suffisant pour que le louveteau se mette à gamberger. Il avait sauté un peu vite sur la proposition et il commençait à regretter. A vrai dire, il ne connaissait quasiment pas Evelyn en dehors des "entraînements" effectués sous sa tutelle. Pourquoi lui avait-elle proposé à lui de sortir et pas à un des autres loups présents au manoir ? Sa poitrine se serra à l'idée qu'elle allait peut-être le mettre face à un choix : intégrer la meute et se faire pucer ou bien continuer seul. Ou peut-être qu'ils n'avaient aucun espoir quant à sa capacité à se gérer et qu'ils préféraient couper les ponts...

C'est donc anxieux qu'il se gara près du bar qu'il avait choisi. En ôtant son casque il fût à deux doigts de dire à Evelyn d'annoncer la mauvaise nouvelle tout de suite, puis se ravisa en se disant qu'il allait passer pour un taré. Il désigna l'enseigne de l'établissement à Evelyn.

- J'espère que tu ne le connais pas celui-là, sinon c'est raté pour la surprise...

Ils passèrent la porte pour se rendre compte que le bar était quasiment blindé. Les Caraïbes étaient clairement mises à l'honneur ici, loin des bars clichés au style un peu trop colonialiste au goût d'Edson. Le fond de l'établissement était entièrement occupé par un comptoir tout en longueur derrière lequel s'affairaient quelques barmen, le mur derrière eux entièrement masqué par un nombre impressionnant de bouteilles portées par de solides étagères. Les autres étaient recouverts de photos liées au rhum, à la canne à sucre, aux îles les produisant.

Le jeune loup s'avança vers le bar pour saluer le chef barman qu'il connaissait un peu, ayant eu quelques rendez-vous pro avec lui. C'était un grand gaillard aux épaules carrées et au rire tonitruant et communicatif. Son t-shirt aux couleurs de la Jamaïque laissait peu de doute sur ses origines.

- Salut Ray, la forme ?

Ce dernier leva la tête de son logiciel de caisse et lâcha un grand sourire.

- Hey Edson ! Bah écoute ça va tranquille et toi ? Un p'tit moment qu'on t'a pas vu !

Le jeune homme resta évasif.

- Ouais, j'ai été pas mal occupé par le boulot... T'aurais une table pour deux ?

- Ouais, juste dans le coin là-bas.

Ray lui indiqua une petite table qu'Edson n'avait pas repérée en entrant.

- Installez-vous, on vous apporte la carte.

- C'est gentil mais c'est pas la peine, comme d'habitude s'il-te-plaît.

- Ça marche !

Les deux lycans se dirigèrent vers la table qu'on leur avait indiquée et s'installèrent.

- J'espère que tu n'es pas déçue, c'est un de mes spots préférés. Les gens sont adorables et je me sens un peu de retour à la maison...

Une serveuse leur apporta un petit pot de sucre de canne, quelques citrons verts, deux verres et une bouteille de rhum blanc martiniquais.

- Si jamais tu n'aimes pas le rhum pur ils font aussi des cocktails ou sinon ils ont une blonde à la pression.

- Inside you there are two wolves.
One gets drunk on the weekends.
On gets drunk on weekdays. -

Evelyn porta peu attention à la moto d'Edson; son style et sa puissance ne l'intéressaient pas. Si elle désirait admirer des engins de puissance, elle savait à quelle porte frapper. Elle était contente, cependant, du moyen de transport utilisé. Elle n’excluait pas l’idée de se procurer elle-même une moto; sa compagne semblait hésiter à lui donner sa moto vacante, à cause de son petit trouble de comportement derrière un volant. Evelyn aimait certes marcher en ville et prendre les transports en commun ne la dérangeait pas, mais elle réalisait bien qu’une moto lui donnerait davantage de liberté. Un semblant de liberté dans ce monde de fous.

Le trajet passa rapidement et agréablement. Arrivée à bon port, elle retira son casque, passa une main dans ses longs cheveux pour les replacer.

- J'espère que tu ne le connais pas celui-là, sinon c'est raté pour la surprise...

- La surprise est intacte, assura-t-elle en observant la façade inconnue.

La première impression de la louve fut bonne. Le bar débordait de vie et l’ambiance était joyeuse. Un bon début. La décoration n’intéressait pas la louve, mais elle nota tout de même le mur entier de bouteilles d’alcool – évidemment, quand il s’agissait d’alcool elle était attentive. Un vice, l’alcool, même si la louve savait se modérer.

Evelyn suivit le louveteau en direction du bar, ou ce dernier salua… disons, un ami à lui. La louve écouta d’une oreille et laissa son regard longer la salle, prendre le pouls des lieux.

- C'est gentil mais c'est pas la peine, comme d'habitude s'il-te-plaît, conclut Edson.

Comme d’habitude. Un habitué des lieux, mais pas depuis… sa petite mésaventure, une nuit de pleine lune? Ainsi, les deux lycans se frayèrent un chemin vers leur table.

- J'espère que tu n'es pas déçue, c'est un de mes spots préférés. Les gens sont adorables et je me sens un peu de retour à la maison...

- Aucune déception jusqu’à maintenant , dit-elle avant qu’une serveuse ne dépose sur leur table quelques ingrédients, dont le convoité alcool. - Parlant de maison, tu te sens bien au manoir? On t’as bien accueillit?

On excluait la personne qui parle, car Evelyn n’était pas la louve la plus chaleureuse qui soit. …Enfin, elle accueillait les gens à sa façon : un moment pénible à l’infirmerie ou le partage d’une bouteille d’alcool. Deux bonnes façons d’en apprendre davantage à propos des nouveaux. Evelyn ne doutait pas de l’accueil – certainement cordial - des autres.

- Si jamais tu n'aimes pas le rhum pur ils font aussi des cocktails ou sinon ils ont une blonde à la pression.

- Ça me va. J’suis pas une grande connaisseuse de rhum, Ça va me changer du whisky.

Elle se versa d’abord le fond d’un verre pour goûter au rhum blanc cul sec. Il y avait des notes végétales. Elle supportait bien l’alcool, d’abord à cause de sa condition lycane, ensuite à cause de l’habitude des alcools forts.

Et puisqu’à Rome on fait comme les romains, Evelyn décida d’essayer ce petit mélange des caraïbes : citron vert, sucre de canne et rhum blanc, d’après les seuls ingrédients présents sur la table. Elle demanda à Edson la marche à suivre, les quantités requises, afin d’avoir un bon breuvage. Puis, tout en remuant le contenu de son verre avec une cuillère, elle demanda :

- Tu as dit à ce Ray que le boulot prenait beaucoup de ton temps... Ta nouvelle condition t’empêches de sortir?

Une fois installé et avec une bouteille devant lui, Edson commença à se détendre un peu. Evelyn ne connaissait pas ce spot et semblait même apprécier l'ambiance. Il fallait dire que le bar était vraiment dans un de ses bons soirs, la playlist qui alternait entre blues, musique créole et cajun et hip hop old school était interrompue de temps en temps par des éclats de rire et le bruit des shakers.

Le jeune homme se rendit alors compte qu'il ne s'était pas senti aussi à l'aise depuis des mois. Il avait le bar dans le sang, il ne pouvait le nier. Ed' s'autorisa même un coup d'oeil innocent à la serveuse qui les avait servis. Une belle brune type andalouse ou calabraise qui avait déjà attiré son attention quelques mois auparavant. Evelyn le sortit de sa rêverie bien rapidement.

- Parlant de maison, tu te sens bien au manoir? On t’as bien accueillit?

La question le prit de court, il décida donc de botter en touche assez grossièrement.

- Ouais au top franchement !

Et objectivement c'était vrai. Les gens avaient tous été bienveillants avec lui. Edson leur en était d'autant plus reconnaissant qu'il se doutait que sans eux ces derniers mois auraient été bien plus chaotiques. Et ceci sans qu'il exigent de lui d'entrer dans la meute ou de se pucer, les exposant à un risque face à la Fédération. Il avait une dette envers eux et il ne pouvait l'effacer en effectuant quelques corvées le week-end, il le savait pertinemment.

Heureusement la conversation se reporta sur le rhum et le louveteau bondit sur l'occasion.

- Tu vas voir, c'est pas du tout équivalent au whisky. Le rhum blanc comme ça n'est absolument pas vieilli contrairement au whisky. C'est ce qui sort directement de l'alambic et il est laissé dans des grandes cuves en inox où les gens le laissent s'aérer, s'assagir et réduisent son taux d'alcool selon leur envie. Sur de bons rhums comme ça tu peux sentir la fraîcheur de la canne.

Il laissa sa partenaire de vice se verser un fond et y tremper les lèvres, puis se servit aussi une rasade qu'il huma et avala d'une gorgée. Le nez était très frais et portait sur les fleurs blanches et l'acidité de l'agrume, la bouche avait la sucrosité végétale de la canne, du poivre blanc et une finale réglissée et amère. L'alcool lui mettait un coup de fouet bienvenu, les 62° étaient bien intégrés. Il jeta un oeil à Evelyn et fut ravi de constater qu'elle était prête pour enchaîner.

- Honnêtement, chacun le fait comme il le sent. Normalement on met à peine un zeste de citron vert et quelques grains de sucre puis on mélange. Mais si tu veux ajouter du sucre ou même de la pulpe de citron, je vais pas te juger !

Il se fit son ti punch en premier pour illustrer les doses qu'il estimait optimales pour ce rhum puis la laissa faire, avant de lever son verre devant lui et de le descendre cul-sec. Il sentit le feu gagner tout son corps progressivement et savoura la sensation.

- Normalement on verse une partie du premier verre au sol pour les morts, mais j'ai pas envie de faire ça en intérieur, c'est bâtard pour le staff. Du coup je siffle le premier d'un coup, pour donner le change, mais je crois que je vais trouver autre chose, pour pas passer pour un cramé...

Il se servit à nouveau un verre, le temps pour Evelyn de lui envoyer une nouvelle torpille.

- Tu as dit à ce Ray que le boulot prenait beaucoup de ton temps... Ta nouvelle condition t’empêches de sortir?

Il se figea l'espace d'un instant. Le louveteau n'avait dit à personne que la semaine il était cloîtré chez lui en permanence en dehors du boulot. Il ne voulait pas passer pour un angoissé ou un mec qui en faisait des caisses pour rien. Trop tard, Evelyn l'avait grillé en deux secondes... Il envisagea de rebondir sur son boulot chronophage pour brouiller les pistes mais se ravisa. Après tout il avait là une occasion de faire part de son ressenti à quelqu'un, même s'il n'était pas sûr que ce soit le genre d'Evelyn. Au pire elle lui dirait de la fermer. Il descendit une autre gorgée avant de se lancer, sa voix baissée d'un ton.

- Bah je vais pas te mentir c'est pas la joie. Enfin le contraire aurait été étonnant, non ? Je sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression qu'une grande partie des transformations s'est faite dans la terreur, la douleur et le chaos. Pour nous comme pour les vampires, et ça m'étonne pas que la moitié des surnat' que j'ai rencontrés aient été tarés.

Il remua son verre avant de le terminer.

- Et honnêtement je me plains pas. Je me doute que dans cette ville, y'a des gens plus ou moins dans ma situation qui sont livrés à eux mêmes. J'ai la tête qui tourne rien que de m'imaginer à leur place, je serais tellement paumé.

Il cessa de parler le temps de se servir à nouveau, puis il enchaîna, le rhum lui déliant la langue.

- En dehors de l'incident du vomi, il paraît que mes pleine lunes se passent bien. Mais je n'ai aucun souvenir de ces nuits, ma partie humaine semble lâcher totalement les rênes. Sans compter la douleur qui accompagne tout ça... je sais que c'est censé aller de mieux en mieux, mais pour l'instant j'ai du mal à le croire...

Edson détestait tout de la transformation mais son top trois de la douleur serait très certainement constitué par : la modification de sa colonne vertébrale et la pousse de l'appendice lié; sa face qui se déforme pour prendre un aspect bestial; et en première position, la transformation de ses organes. A chaque fois qu'il se changeait, il avait l'impression de sentir son coeur s'arrêter un instant. Il se sentait mourir le temps de quelques secondes.

Il chassa un frisson de dégoût avec une lampée de rhum agricole, laissant enfin Evelyn en placer une.

- Inside you there are two wolves.
One gets drunk on the weekends.
On gets drunk on weekdays. -

Le petit cours théorique sur le rhum fut bien accueilli par Evelyn, qui écouta avec attention. C’était le goût de l’alcool et le taux d'alcoolémie qui intéressaient la louve, davantage que les connaissances sur le sujet, mais s’instruire de temps à autre ne faisait de mal à personne. Une partie du premier verre au sol pour les morts, l’informa le louveteau. Evelyn avait beaucoup voyagé; il y avait tant de façons de se souvenir, de fêter et d’honorer les morts. Chacun faisait comme il le sentait. La louve portait à son cou un pendentif choisit par son fils ainé, acheté par son mari; tous deux étaient morts. Elle s’en séparait rarement. Inconsciemment, sa main libre vint jouer un court instant avec le collier; de son autre main, elle leva son verre qu’elle vida d’un trait à l’image d’Edson. Puis, elle concentra son attention sur l’homme et lui posa une question, directe comme à son habitude : "ta nouvelle condition t’empêches de sortir?".

Elle ne s’attendait pas réellement à des résultats. Ne pensait pas que le louveteau s’ouvrirait ainsi à elle. Evelyn n’inspirait pas les confidences; elle était curieuse à ses heures, mais rarement sa curiosité était-elle assouvit. Surprise, était donc la louve.

Le louveteau s’ouvrit donc à elle. Durant ce monologue, Evelyn remplit son verre avec plus de sucre et moins de citron, le vida une première fois, choisit de mettre moins de sucre et plus de citron dans son deuxième mélange, vida son verre une seconde fois, décida de faire un troisième mélange avec moins de sucre et moins de citron, et elle en buvait une première gorgée lorsqu’Edson cessa de parler. Oui, Evelyn avait la descente rapide. Elle avait soif et elle avait faim. Sans d’abord répondre au louveteau, elle dit :

- J’ai faim. Y’a quelque chose au menu?

Elle le laissa approfondir cette première question, avant de revenir à ce qu’il avait précédemment dit. Une petite coupure dans la conversation; elle ne voulait pas qu’il croit qu’elle désirait jouer un quelconque rôle maternel.

- Ça ira mal encore longtemps, avant d’aller mieux, s’exprima finalement Evelyn sur le sujet sensible. Niveau paroles réconfortantes, elle était sacrément douée.

- Ça ira mieux, éventuellement. Tu vas apprendre à te contrôler, contrôler les transformations et elles te sembleront moins douloureuses… Éventuellement.

Elle fit une pause, le temps de prendre une gorgée d’alcool.

- Mais on va pas se mentir toi et moi, la route va être longue.

Aucun détour. Evelyn pensait que certaines choses devaient être dites directement. Elle disait la vérité, simplement, et mentait lorsque c’était nécessaire. Dans cette situation, mentir pour apporter du réconfort serait stupide.

- C’est nouveau, c’est douloureux et bouleversant, et c’était non désiré, mais je t’assure que c’est un cadeau, dit-elle, même si le nouveau pensait peut-être que c’était davantage un cadeau empoisonné; il pouvait penser ce qu’il désirait.

Le manoir était une aide pour les loups; un havre, si l’on peut dire. Faisant partie de la meute, Evelyn avait certaines obligations: si son aide était sollicitée, elle aidait les nouveaux pour les intégrer à leur nouvelle vie. Même si le conseil suivant n’était pas sollicité, elle dit à l’homme :

- D’autres te diraient que la prudence est de mise, ce qui ne serait pas un mauvais conseil considérant ton manque de contrôle, mais je préfère te donner le conseil suivant, et c’est bien important : n’oublie pas de t’amuser.

Sur ces sages paroles, Evelyn commenta, songeuse, elle qui était une habitué du whisky depuis de nombreuses années :

- Ce rhum est un bon choix, cela me rappelle que je devrais élargir mes horizons, et elle termina son verre, sentit le feu se propager à nouveau en elle et ses joues prendre quelques couleurs supplémentaires. Élargir ses horizons... même si peu de chose impressionnait encore la louve, peu de chose arrivait encore à l'émerveiller.

» Evelyn Jacobs
» Escapism - feat Evelyn Jacobs
» Tuer ou être tué, telle est la question [Ft.: Evelyn Jacobs]
» Les SMS d'Evelyn
» Good doggie [PV Evelyn]