La tranquillité avait parfois du bon. Claire la préférait souvent au vacarme ambiant de la ville, ce qui la poussait parfois à chercher quelques repères où passer la nuit si elle n'avait ni à se fournir en sang, ni à rencontrer des clients pour leur vendre sa came. En cette belle nuit, son dévolu s'était porté sur l'Audubon Park, un large terrain mêlant quelques espèces aménagés par l'homme à des zones naturelles et protégées de toute intervention extérieure. Un endroit naturel et paisible – surtout de nuit – où il était béni de se reposer ou se changer les idées.

Claire s'était rendue ici avec un livre à la main, un vieil ouvrage à la couverture d'apparence ésotérique et aux pages jaunies par le temps. Pourtant, il ne s'agissait que d'un ouvrage philosophique comme un autre, un recueil d'une vieille édition rassemblant les pensées et essais de nombreux savants antiques et contemporains, un compendium de connaissances dans lequel la vampire aimait se perdre pour se rappeler de la vacuité de l'être humain condamné à passer sa courte existence à se demander pourquoi il vit et pourquoi il meurt. Comble de l'ironie, l'éternelle parvenait pourtant à s'identifier à certaines maximes voire à certains courants de pensée, ce qui ne manquait pas de la surprendre et de la fasciner à chaque fois, cela bien qu'elle ne soit plus une novice en ce qui concerne la réflexion philosophique.

Elle s'était installée à l'abri des éventuels regards, perchée sur la branche d'un saule pleureur dont la verdure lui servait de rideau naturel, de linceul la séparant du reste des vivants. Sa jambe gauche se balançait dans le vide pendant la droite, elle, restait repliée contre son buste. Tenant son livre d'une main et l'éclairant à la lampe torche de son smartphone de l'autre, Claire nourrissait son âmes des maximes d'illustres penseurs, perdue dans son monde jusqu'à ce que son ouïe ne l'alerte d'une présence proche, très proche. Elle tenta de renifler l'air pour déceler l'odeur de l'intrus mais ne perçut pour le moment que la fragrance naturelle des branchages qui l'entouraient. Tant pis. Si l'individu se montrait menaçant, ses sens l'alerteraient à nouveau. Pour l'heure, Claire se contenta donc de lancer une invitation à celui ou celle qui semblait partager cet amour des lieux naturels. Une invitation atypique à laquelle beaucoup de gens ne répondraient sans doute pas.

« Au risque de scandaliser les oreilles innocentes, je pose en fait que l’égoïsme appartient à l’essence des âmes nobles ; j’entends affirmer cette croyance immuable qu’à un être tel que "nous sommes", d’autres êtres doivent être soumis, d’autres êtres doivent se sacrifier. Elle marqua une pause de quelques secondes, referma son livre d'une main et éteignit la lampe torche de son smartphone. Nietzsche. »

Puis elle leva un bras pour dégager les quelques feuillages lui obstruant la vue et balaya le décor naturel du regard jusqu'à trouver l'individu derrière les sons ayant capté son attention. Un homme jeune d'apparence mais dont l'identité demeurait encore suffisamment incertaine pour lui accorder un peu de crédit, d'autant plus que bien peu d'humains oseraient se promener seuls de nuit, en particulier dans un endroit à l'abri de toutes caméras.

« Je pensais être seule. Qu'est-ce qui t'amène ? »

Un faible ricanement s'échappa des lèvres de Claire. En l'espace d'une réplique, son vis-à-vis s'était déjà présenté comme un surnaturel, bien qu'il ne l'eût guère avoué explicitement. Bien qu'il s'agisse là d'un comportement relativement peu prudent, la vampire ne put blamer son interlocuteur. Après tout, elle demeurait elle-même sacrément repérable en raison de la forte odeur de sang qui se dégageait d'elle. Seulement, un détail la marqua ; cet homme était accompagné d'un petit animal insouciant, un félin miniature. D'ordinaires, ces bêtes tendaient à se méfier de tous ceux qui n'étaient pas humains, comme si leur sixième sens les alertait du danger. Mais celui-ci échappait à la règle. L'homme et le chat partageaient-ils un passif commun, ou l'animal était-il un cas particulier ? Claire l'observa courir dans l'ombre avec intérêt, comme pour chercher à discerner la vérité concernant ce sujet.

« Saluer de façon conventionnelle mène à des conjectures inutiles. Comment la conversation aurait-elle continué ? Un "ça va ?" auquel nous aurions tous les deux répondu positivement pour ne pas nous étendre sur une potentielle vie de merde ou tout simplement par peur d'ennuyer l'autre, répondit-elle aussi naturellement que distraitement, toujours occupée à observer le chat, avant de soudainement passer du coq à l'âne en donnant suite à l'interrogation du nouvel arrivant. Le motif est presque le même. J'étais à la recherche de calme pour me poser et lire. Le bourdonnement incessant de la ville finit par être insupportable, à la longue. »

Plus encore, il était sacrément épuisant. Se perdre dans un lieu aussi paisible faisait ainsi partie des alternatives aussi accessibles qu'efficaces pour se ressourcer. Que ce soit l'odeur de nature titillant les narines, l'ombre voilant les lieux ou le chant des chouettes qui s'évertuaient à être la seule et unique distraction sonore, tout inspirait la sérénité et stimulait l'esprit en relaxant le corps.

« Enfin. Si je suis le Corbeau, ça fait de toi le Renard qui tenterait de me voler mon fromage. Elle marqua une pause tout en posant les yeux sur son vieil ouvrage, lequel était l'unique chose susceptible de faire office de substitut au fromage puisqu'elle n'avait pas ramené la moindre fiole de sang avec elle. Si c'est le cas, ne compte pas sur moi pour laisser tomber mon trésor. »

Bien plus pour suivre le petit jeu imposé que par crainte réelle, elle maintînt le livre au plus proche d'elle pour s'assurer qu'il ne chute pas par accident. Si Claire ne mentait pas sur un point, c'était bien sur le fait qu'il s'agisse d'un trésor, d'un exemplaire aussi vieux que quelques arrières arrières grands-parents humains, une pièce de collection pour laquelle certains seraient prêts à verser deux ou trois mois de salaire peut-être.

« Quant à La Fontaine, j'aurais moi-même pu le croiser si je l'avais souhaité. Dommage que je n'eusse pas été plus versée dans la lecture lors de mes jeunes années. Et Nietzsche ? Nous n'étions tout simplement pas sur le même sol lors de sa courte existence. »

Si l'homme connaissait un tantinet ces deux auteurs, il saurait alors déduire que Claire lui avouait avoir quelques centaines d'années, au moins quatre siècles. Après tout, elle était elle-même en mesure de conclure que son interlocuteur vivait au moins son deuxième siècle, en se basant sur sa réflexion quant au fait de rencontrer Nietzsche. Un donné pour un rendu ; elle acceptait d'en révéler un peu sur elle tant qu'on lui offrait une information d'importance équivalente. Simple logique pragmatique et marchande.

« Je te laisse tirer les conclusions que tu souhaites quant à mon ordinarité, Renard, mais ne veux-tu pas que nous échangions au moins nos noms pour faciliter la communication ? »