Je suis née le 25 juin 1918, à Memphis dans le Tennessee. Mes parents étaient John et Mary Foster, un riche couple d’industriel de la région, spécialisés dans le chemin de fer. Je n’ai eu ni frères ni sœurs, mes parents étant sûrement bien trop occupés. Pour autant je n’ai pas été malheureuse. Eduquée contrairement à la plupart des femmes, mon père me permit bien assez tôt d’intégrer de bonnes écoles, m’autorisant à rêver d’un avenir sous les meilleurs auspices. J’étais une bonne élève, une très bonne élève même, studieuse et respectueuse des règles, je n’avais d’ailleurs jamais désobéi à mes parents. Jusqu’à un jour certain.
J’intégrai Messick High School, au centre de ma ville de naissance, le jour de mes 15 ans. Toujours très bonne élève, je n’eus pas de mal à atteindre les résultats demandés par mes parents et mes professeurs, me classant chaque semestre dans les meilleurs de l’école. Je n’avais, à vrai dire, pas d’autres idées que de réussir, pour le bon plaisir de mes parents, je n’avais jamais eu l’idée de le rencontrer ou même de faire attention à lui. Pourtant, le temps en décida autrement. J’avais 16 ans et quelques semaines lorsque je tombai sur lui, à la bibliothèque du lycée. Oh bien entendu, comme la plupart des filles de l’établissement, je l’avais remarqué, de loin. Un garçon charmant quoique bad boy, un petit emmerdeur qui plaisait bien à l’époque. Mais jusque lors, je n’y avais pas vraiment fait attention. Pourtant, ce jour, dans cette bibliothèque, alors que je cherchais, encore, quelques livres pour étudier, nous fîmes connaissance. Je n’ai plus le souvenir du pourquoi ni du comment. Cela fait bien trop d’années. Mais j’ai encore cette sensation. Chaque jour, pendant quelques mois, nous nous sommes vus. Un peu d’abord, puis de plus en plus. J’étais toujours la meilleure élève que l’on puisse trouver, mais j’avais quelque chose de plus. Lui. Petit à petit, je finis par tomber amoureuse. C’était un amour de lycée, mon tout premier amour. Il s’appelait Aedan Hale. Je ne connaissais que très peu de choses de sa vie, mais ce qu’il me donnait me suffisait. Et pour la première fois, je désobéi à mes parents, m’échappant certaines nuits avec lui, embrassant ses lèvres masculines contrairement aux bonnes mœurs de l’époque.
Cela dura jusqu’après mes 17 ans. Nous étions en 1935. Comme par habitude, j’avais quitté le domicile familial de mes parents pour rejoindre Aedan. Nous avions prévu une balade sur les rives du Mississippi. J’étais à mi-chemin. Marchant d’un bon pas, je n’avais pas fait attention au fait que l’on me suivait. Ou du moins avais-je voulu ne pas y faire attention : je ne voulais que le rejoindre le plus rapidement possible, le reste ne m’importait que peu. Peut être aurais-je dû être attentive. Sûrement n’aurais-je jamais dû sortir si tard le soir. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’il se passa. Juste qu’une immense bête noire me sauta dessus, me plaquant au sol, alors que ses crocs s’enfonçaient dans ma taille dans une douleur plus qu’atroce. Et la douleur ne fit que s’intensifier. Combien de temps cela dura ? Je n’en sais rien. Lorsque je me réveillai, j’étais allongée dans une sorte de grange, en plein soleil, et nue, ensanglantée, entourée de trois cadavres. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait, je ne savais pas ce qu’il m’était arrivé ni qu’était cette bête immonde. Mais il ne m’étais pas difficile de comprendre que le carnage qui se déroulait sous mes yeux ébahis étaient de mon propre fait. Sans comprendre pourquoi, j’avais tué. Sans savoir comment, j’étais devenue un monstre sans foi ni loi durant un temps tout à fait indéterminé. Deux solutions m’apparurent alors. Revenir chez moi, retrouver ma vie et oublier cette nuit, puisqu’après tout je n’en avais plus aucun souvenir. Ou fuir.
L’esprit humain est doué d’une grande capacité d’adaptation et d’intuition. Or, mon intuition me cria à cet instant de fuir, de partir loin. J’avais l’impression, non, la certitude que je blesserais mes proches, mes parents ou pire, le garçon qui occupait toutes mes pensés et mon cœur, si je revenais. J’attendis ainsi que mes parents quittent le domicile, visiblement à ma recherche, pour m’introduire dans ce dernier, récupérer quelques vêtements et quitter immédiatement la ville, ne laissant derrière moi qu’un mot.

« Père, Mère,

Excusez-moi. Je n’ai pas été digne de vos attentes. Je n’ai pas respecté vos souhaits. Je reviendrais un jour, je vous le promets, mais je dois partir quelques temps.

Je vous aime.
Votre Ruby. »

Avec le recul, je me rends compte que ce mot était idiot. Je n’avais que 17 ans, j’étais une femme, sans bagage, comment auraient-ils pu accepter mon départ ? Pour autant, à l’époque, je n’y avais pas vraiment pensé et j’étais juste… Partie. Sans rien de plus. Sans même un mot pour Aedan, je ne devais pas le revoir, je ne voulais pas souffrir ou le faire souffrir. Mieux valait partir sans jamais le revoir. Cela, je le regrette encore aujourd’hui.

Il me fallut deux ans, sans jamais me retourner vers mon ancienne vie, ponctués de meurtres à la pleine lune et de petits boulots pour survivre, pour trouver enfin un équilibre. C’était à New York. J’y rencontrai, pour la première fois, un être qui m’était égal, un « lycan », comme il s’appelait. Jonah. Nous n’eûmes qu’une relation fraternelle, mais cette relation me sauva d’une mort certaine : en quelques années, à travers le continent Américain, je pus apprendre tout ce que mon créateur n’avait pas eu la décence de m’apprendre. En 1950, nous nous installâmes ensemble à Bogota, capitale de la Colombie. Le soleil, l’ambiance, la population. J’adorai cette ville et la vie que nous y menions : simple et en harmonie avec notre race. Nous y avions créé une petite communauté de lycans visant à nous protéger mutuellement. Tout fonctionnait parfaitement. Tout fonctionna parfaitement. Jusqu’au milieu des années 1960 qui virent la période de la Violencia commencer. FARC et ELN s’armèrent. Bien des lycans choisirent de rejoindre l’un ou l’autre des clans, mais je ne désirais pas choisir. Pour la seconde fois, ainsi, je partis. Cette fois plus proprement, informant Jonah de mon lieu d’atterrissage : la France.
Je restai alors trente ans sur le sol français, essentiellement à Paris puis Strasbourg. Sur cette période, il n’y a que trop peu de choses à raconter. Je vécu convenablement, devenant professeur d’espagnol et d’anglais selon les besoins. J’aurais pu rester là bas, bien sûr, mais les français ont toujours eu ce quelque chose de dérangeant, cette fausse politesse, toutes ces normes auxquelles je ne me faisais pas… C’est pourquoi, dans les années 1990, je rejoignis Londres, bien heureuse de retrouver ma chère langue natale. Cela ne me suffit néanmoins pas. Plus que la langue, ma terre me manquait. Il me fallut néanmoins attendre 2020 pour retourner au pays, d’abord à Seattle, je m’installai finalement à la Nouvelle-Orléans. Etrange n’est-ce pas ? Pas tant que cela. La forte communauté lycane qui s’y trouvait m’appela logiquement à elle. Plus, j’appris rapidement la création de la Fédération, et des Chasseurs, une ignominie pour moi qui avais toujours lutté pour ma liberté. Je décidai donc de rejoindre le clan des défenseurs de la liberté lycane. Cela fait désormais trois ans que je suis arrivée, et je ne compte pas repartir de ci-tôt.

Comme vous pouvez le constater, ma vie n’a pas forcément toujours été facile, mais j’en suis heureuse. Aujourd’hui, je suis parfaitement adaptée à ma vie de lycane qui offre bien des avantages. J’ai développé un commerce de wedding planner, afin d’être toujours entourée de joie et mettre ma créativité et ma gaieté entre les mains de couples bien heureux, mais aussi pour oublier ce que j’appelle l’erreur de ma vie : le fait d’avoir abandonné celui qui, sûrement, aurait pu devenir plus qu’un simple petit ami de lycée, sans un mot, sans une excuse.