Ainsi l’avait-elle retrouvé. C’était la première chose que Père m’avait raconté lors de notre dîner hebdomadaire. Elizabeth. Ma sœur aînée. Elle était là, dans cette ville. Et il l’avait retrouvé. Sa petite princesse. Je grondai un coup en m’observant dans le miroir, devant ma coiffeuse. Putain de suceuse qui plus est. Pourquoi n’avait-elle réellement pas pu mourir comme j’avais pu le dire ? D’autant que cette peste m’avait alors attiré les foudres de mon père. Ce dernier était en colère, dans une colère que jamais je ne lui avais d’ailleurs connu. Bien sûr, je l’avais déjà connu en colère. Je me souvenais d’ailleurs d’une fois, alors que je me trouvais devant cette même coiffeuse, mon père était entré dans ma chambre en furie. Il avait ouïe de ma soirée. Une soirée tout à fait normale, pour moi. Des amis, un nightclub, sûrement un homme en fin de soirée chez qui dormir, de l’alcool aussi, et peut être un peu plus si une personne peu recommandable s’amusait à amener de quoi nous sustenter. Je ne rentrerais certainement pas de la nuit, c’était un fait, mais ça n’allait pas être la première fois. Et pourtant, cette fois-là, il dût en avoir marre de mes escapades. Il n’avait pas crié. Ce n’avait jamais été son genre, mais son ton était bien assez sec pour que je comprenne de quoi il en retournait. Il ne voulait pas que j’y aille. Ses remontrances durèrent des heures et des heures. Peut être un peu moins, mais je dois avouer que cela me semblait durer des heures. Et pour quel résultat ? Je quittai les lieux. Habillée de ma tenue la plus provoquante, sous le regard de mon père dont la colère n’avait pas faibli. Je savais que je l’inquiétais, je savais que je ne devrais pas faire cela pour être une jeune fille éduquée et respectueuse des bonnes mœurs, et pour autant… Je m’en moquais. Complètement. Cela m’amusait, même. Aller à l’encontre de la bonne société. Et lorsque j’étais revenue de cette soirée, le savon avait été complet. Cette fois-là, mon père m’avait réellement semblé en colère et pourtant cela n’était rien par rapport à ce que j’avais pu voir lors de notre dernier dîner. Ce dernier soir, j’avais eu l’occasion de voir mon père froid, horriblement froid. Son regard semblait m’indiquer que rien ne pourrait pardonner ma faute. Et quelle était ma faute ? Pas grand-chose, somme tout, je n’avais fait que rapporter ce que l’on disait : sa fille était morte. Sa fille… Pas moi, évidemment. Moi j’avais été là, j’avais été sa fille, sa véritable fille durant toutes ces années, soit près de cent cinquante ans. Non, je parlais évidemment de sa fille aînée, Elizabeth, alors portée disparue. Et disparue… Cela avait suffit pour moi, elle était morte. Oh nous aurions pu la chercher, mais je devais avouer que cela ne m’aurait pas réellement plu, je préférais quitter le pays au bras de mon père.
Mais aujourd’hui il savait. Et il l’avait revu. Paraissait-il qu’elle n’avait pas changer. Pour une suceuse, ce n’était pas étonnant. Un instant, je me demandai comment avait-elle fait pour survivre et aujourd’hui habiter dans une si grande demeure alors que je ne pouvais même pas avoir mon propre appartement à plus de deux pièces. La réponse me semblait alors facile. Elle avait sûrement dû jouer les putains, après tout. Evidemment, je ne connaissais d’elle que mes souvenirs, d’abord de petite fille, trop gâtée, ensuite de jeune femme alors que je l’observais cachée. Elle était trop douce, trop bien élevée, trop cultivée. Elle cachait forcément quelque chose. Ce ne pouvait être autrement. Et j’étais bien décidée à le prouver à mon père aujourd’hui. Il m’en voulait, c’était certain, mais je savais qu’il ne servirait à rien de me battre de front avec lui. Non. Mieux valait que je sois subtile pour me débarrasser réellement de cette putain qui désirait me voler mon père.
Un mois avait passé, je parlais peu à mon père. Il m’en voulait et ma culpabilité me rongeait. Enfin… Était-ce réellement ma culpabilité ? Je n’en étais pas persuadée, mais il semblait « mieux faire » de parler de culpabilité. Et ce matin, je me trouvai devant la porte d’une immense demeure. Je ne sais pourquoi le portail était ouvert et cela ne m’intéressait réellement pas. Mais j’avais au moins pu entrer. Je toquai alors. Décidée à me présenter à ma très chère sœur. Oui. Me présenter. Pas autre chose. Pourquoi ? Ne dit-on pas que devenir ami avec ses ennemis est plus jouissif encore ? Hé bien oui, réfléchissez… Lorsque je lui planterais mon couteau dans le dos, je serais d’autant plus heureuse de la savoir surprise et choquée. Et puis… N’était-ce pas là ce que Père désirait ? Une famille unie ? J’allais donc lui en donner une, au moins un temps. Il s’apercevrait bien que mon aînée ne me valût en rien. Le temps me sembla long, alors que j’attendais que quelqu’un daigne enfin ouvrir. Mes yeux, rapidement, voguèrent autour de moi. Elle avait une barraque plus grosse et plus riche que quatre vingt dix neuf pourcent des clampins du pays. C’était à n’en pas douter. Et il allait aussi falloir que je comprenne comment elle avait fait pour se payer cette connerie. Non pas que je la jalousais mais… Peut être était-ce un peu le cas, d’accord.
- Bonjour.
Je reposai les yeux devant moi, une petite tête brune était apparue. Humaine à l’odeur. Elle avait aussi des domestiques ? Putain de suceuse. Serrant les dents, j’esquissai néanmoins le plus beau de mes sourires.
- Bonjour, je viens voir ma sœur. Elizabeth. - Excusez moi, mais nous n’avons pas d’Elizabeth ici, Miss. Souffla l’humaine alors que je fronçai les sourcils.
Pas d’Elizabeth ? Elle n’habiterait donc pas… Bien sûr… Je soupirai.
- Pardon. Elle se fait appeler Amelia, il me semble. Est-elle présente ?
L’humaine hocha la tête.
- Madame Black ? Oui, Miss. Je vous en prie, je vais la chercher.
J’entrais alors. L’intérieur était encore plus beau que l’extérieur, m’obligeant à grincer des dents. Comment ? C’était la question qui revenait le plus. Comment avait-elle fait ? Et enfin, j’entendis des talons claquer sur le sol. Elle arrivait. Sûrement serait-elle surprise de connaître l’existence d’une sœur, j’avais cru comprendre que mon père n’avait jamais parlé de moi. Enfin. J’avais assez de preuve pour qu’elle me croit. Je me retournai vers les bruits, mes mains jointes devant moi et un sourire radieux affiché au visage.
- Bonjour ! Saluai-je gaiement. Elizabeth je suppose ? Je suis Adelaïde.
Cela faisait un mois que j’avais retrouvé mon père après cent cinquante ans d’absence. Nous avions même passé deux soirées ensemble depuis lors. Ce qui était bien suffisant pour ma part. Oh bien sûr m’avait-il appelé de nombreuses fois, mais je prétextais bien souvent un travail urgent ou que sais-je encore pour ne pas m’éterniser, à moins que je ne décidasse de ne pas répondre, tout simplement. Non que je ne voulusse de sa compagnie mais… Peut-être était-ce le cas, à vrai dire. En un siècle et demi, j’avais appris à me débrouiller seule, à ne compter que sur moi-même. J’avais construit une famille, une vie, bien loin de celle qui m’avait vu naître. Et voilà que ce cher Docteur Rosenbach réapparaissait alors comme une fleur dans ma vie, sans même se poser la question de si je désirais réellement l’avoir auprès de moi aujourd’hui. Pour beaucoup, la réponse pouvait sembler être logique, coulant de source, mais pour moi, elle était bien loin d’être facile. J’avais passé des années difficiles, des années de solitude, de douleur, sans que jamais le moindre membre de ma famille ne se mette à ma recherche. J’avais disparu, et cela leur avait suffi pour me croire morte ou je ne savais quel autre bêtise encore. Est-ce que je lui en voulais de ne pas avoir tout tenté pour me retrouver et me sortir des griffes de Dimitri ? Peut-être. Certainement. A une époque, j’aurais tout donné pour avoir mon père près de moi, car même si c’était un homme froid et distant, j’avais toujours eu le réflexe enfantin de pouvoir me réfugier près de lui lorsqu’une chose ou une autre n’allait pas. Et ce réflexe… Je l’avais aujourd’hui perdu au profit d’un caractère bien plus dur et indépendant qu’il n’avait pu me connaître. Alors oui. Effectivement. Je pouvais paraître pour la pire ingrate de ce monde. Je refusais les appels de mon propre père, refusais de dîner en sa compagnie chaque semaine, refusais de lui présenter même ma propre famille ou encore de l’inviter à mon mariage. Il n’était plus rien qu’un étranger, un lycan, qui plus est. Alors comment faire confiance à un étranger en si peu de temps ? Je ne le savais pas.
- Excusez-moi… Miss ?
Je relevai la tête. Plongée dans mes dossiers, et profitant de l’absence de bien des membres, partis en missions pour quelques jours, je m’étais enfermée dans mon bureau avec pour ordre à tout un chacun que personne ne me dérange sans un prétexte des plus valables. Sourcils froncés, je me redressai alors en observant la jeune esclave.
- Je… Je suis désolée de vous déranger mais…
Je grondai un coup. Je n’appréciais pas que l’on me dérange, mais j’appréciais encore moins que l’on me fasse perdre du temps pour des broutilles.
- Je te conseille de te dépêcher de parler si tu ne veux pas finir en amuse-bouche. - Vous… Vous êtes demandée à la porte…
Ainsi mon ordre n’avait-il pas été respecté. Doucement, calmement, je me levai, le regard plus froid que l’Arctique en plein hiver pour m’approcher de la brune. Le pas lent, je ne m’arrêtai qu’une fois à sa hauteur pour venir attraper son menton et l’attirer à moi.
- Dois-je rappeler ma demande ? Soufflai-je doucement. - N… Non Miss mais… Il s’agit de votre… - Je me fous de qui il s’agit. La coupais-je. Cela pourrait être le président que je me foutrais de qui veut me voir. Je levai le regard vers la porte, voyant un nouvel esclave passer. Toi ! L’appelai-je sans que je n’arrive à me souvenir de son nom. Bah. A quoi bon les connaître de toutes les manières. Tu vas aller voir notre invité et lui dire que je ne suis pas disponible. Il n’aura qu’à revenir plus tard. Lui ordonnais-je en revenant à l’esclave que je tenais toujours entre mes mains. Quant à toi… - Mais il s’agit de votre sœur ! Dit-elle plus rapidement que son ombre encore tant la peur semblait lui arracher l’estomac.
Quelques instants, je restais immobile. Ma sœur ? Depuis quand avais-je donc une sœur ? Les sourcils quelques peu froncés je fis quelques pas en dehors de la chambre pour héler de nouveau l’esclave envoyé congédier l’invité.
- Retourne à tes occupations. Je vais m’en occuper… Tout compte fait. Je me retournai vers la brune en soupirant. Je ne sais pas ce que tu es encore allée inventer pour me faire descendre, mais je n’apprécie pas réellement ces manières alors…
Je fondis sur elle, plantant mes crocs dans sa gorge dans un soupir d’aise. Il me fallut quelques instants pour la libérer de ma poigne alors que je l’observais s’effondrer sur le sol dans un sourire, essuyant du bout des doigts les quelques gouttes qui ornaient mes lèvres.
- Allons. Que je ne te trouve pas ici en revenant. Soufflai-je en tournant les talons. Tu risquerais d’y perdre la vie.
D’un pas léger quoiqu’agacé de la situation, je me rendis ainsi jusqu’à l’entrée où une jeune femme brune semblait m’attendre. Une jeune femme qui connaissait visiblement mon véritable prénom, me faisant gronder sourdement. Je n’appréciais pas cela, car je ne la connaissais visiblement pas ou du moins son visage comme son nom ne me disaient rien et surtout… Il s’agissait là d’un satané lycan, je pouvais le deviner à cette odeur de chien mouillé que l’on aurait dû laisser à la niche.
- J’espère que tous les chiens de la ville ne vont pas débarquer ici sous l’excuse d’une filiation avec moi. Je ne fais pas chenil. Grondais-je en m’arrêtant à quelques pas d’elle. Adelaïde vous dites ? Je ne connais aucune Adelaïde dans mon entourage. Doucement, je croisais les bras en l’observant attentivement. Non. Décidément, son visage ne me disait rien du tout. Que voulez-vous pour venir en plein milieu de matinée sans même prévenir de votre passage ? Comment connaissez-vous mon nom et enfin pourquoi vous a-t-on présenté à moi comme étant ma sœur ? Je ricanai un coup. Je m’excuse de devoir vous l’informer si vous pensiez vous être trouvé une famille, mais je n’ai malheureusement aucune sœur, seulement des frères, tous décédés à l’heure qu’il est. Je vous conseille donc de trouver une excuse valable à votre présence ici avant que ma patience n’ait atteint ses limites. Et malheureusement… Ceci est bien souvent particulièrement rapide.
Il allait sans dire que je ne fus évidemment pas surprise de la réaction de ma sœur. Je savais cette dernière particulièrement peu éduquée, et ce n’était bien sûr pas du fait de mon père qui avait fait de son mieux pour sauver cette petite sotte d’elle-même, mais bien du fait de cette dernière qui semblait n’avoir rien retenu de l’éducation de notre père. En témoignait la perte de sa chevelure rousse que Père aimait tant. Au moins ne ferait-il plus d’amalgame avec notre mère. De fait je me contentai d’esquisser un sourire en l’écoutant. Elle était vindicative, pour sûr, mais il était hors de question que je me laisse marcher sur les pieds par une putain de ce genre. Au contraire. Je serais celle qui l’écraserait s’il devait y avoir quelqu’un pour le faire. Et mon Père reconnaîtrait enfin ma valeur face à la sienne. M’avançant d’un pas vers elle, je secouai néanmoins la tête, l’air légèrement atterré.
- Allons. Père ne t’a certainement pas élevé de la sorte. Je te prierais donc de m’appeler lycane, et donc « chienne ». Quant à ton chenil je préfère m’en tenir loin, pour une maîtresse, tu serais plutôt mauvaise, crois-moi. J’esquissai un sourire légèrement moqueur, me reprenant malgré tout pour ne pas me laisser dépasser par mes envies de la voir à terre. Bien ! Prenons plutôt un thé. Papa m’a dit que tu étais amatrice de thé noir, alors profitons-en. Tu dois bien avoir chez toi. Magnifique maison, au passage.
Sans même me faire inviter, je m’avançais au hasard jusqu’à tomber sur une bibliothèque non loin de l’entrée. Bien sûr. Je me souvenais que, petites, cette peste passait bien trop de temps à lire au lieu de profiter de la présence de Père. Enfin. Je n’avais, au moins, pas fait la même erreur, quoique je m’étais obligée à me mettre à la lecture lorsque mon père m’avait appris qu’il appréciait cette qualité chez sa première fille. Sans attendre, je m’installai sur l’un des fauteuils, sortant de mon sac une pochette transparente emplies de documents.
- Je me doutais que tu n’aurais jamais entendu parler de moi. Papa, en son temps, ne m’avait même pas reconnu, c’est pour dire. Je l’observai quelques instants. Oh. Rassure-toi, nous avons la même mère. Elle est seulement malheureusement décédée sans me connaître. Je me refusais de lui dire que ma naissance l’avait tué, mieux valait ne pas m’attirer des foudres idiotes et inutiles de sa part maintenant. Quant aux preuves de notre filiation…
Je déposai le dossier devant elle. Ce dernier contenait non seulement un test de paternité que j’avais effectué à l’insu de notre père pour cette occasion, mais aussi des photos de nous, à travers les Etats-Unis, une preuve de notre lien indéfectible et qu’elle n’aurait sûrement jamais. Un moyen, comme un autre, de la rendre verte de rage, en fin de compte.
- Mais avant tout cela… J’hélai un de ses domestique. Pourriez-vous nous apporter deux thés noirs, s’il vous plait. J’observais ma sœur. Mais tu peux te servir en poche de sang si tu le désires. J’esquissai un large sourire en m’enfonçant dans le fauteuil. Lorsque j’ai appris que tu avais retrouvé Papa, je dois dire que j’étais vraiment heureuse et… Je me suis dit qu’il était peut-être temps que nous fassions connaissance. Comme tu le vois, il y a peu de risque que je me trompe. Je sais. Ce doit être une nouvelle un peu choc, à laquelle tu ne t’attendais pas, mais… Allons bon ! N’est-ce pas merveilleux ? Avoir notre famille réunie à nouveau !
J’esquissai un autre sourire. Ce n’était pourtant pas là ce que je désirais. Loin de là. J’aurais tout fait pour prendre sa place, et ce notamment dans le cœur de notre père qui semblait n’avoir d’yeux que pour sa petite Lizzie adorée. Mais non. Il fallait que je leur fasse croire à cette mascarade avant toute chose, au moins pour regagner l’affection perdue de mon père.
- Alors… Nous avons beaucoup de choses à nous dire… N’est-ce pas ? Je vois que tu as bien réussis dans la vie. Il paraît que tu gères un grand nightclub au centre-ville, le Masquerade, c’est ça ? Je n’ai jamais eu l’occasion de m’y rendre mais peut être pourrais-tu me faire visiter un de ces jours ! Je suis sûre que Papa serait plus qu’heureux de nous voir avoir une véritable relation fraternelle ! Tu sais à quel point il aime sa famille ! Oh ! Et vis-tu seule dans cette immense demeure ? Papa ne me l’a pas dit de la sorte mais j’ai cru comprendre que ma grande sœur allait épouser un gentilhomme ! Et sans demander la permission à son père ! Je me mis à rire. Que de rébellion dis-moi ! Enfin ! Je parle beaucoup, excuse-moi mais j’ai tellement envie que l’on fasse connaissance toi et moi !
Beaucoup était un euphémisme, je la noyais pour ainsi dire de parole et ce dans un but précis. Elle allait certainement en avoir rapidement marre de ma présence et finirait par me chasser comme une malpropre, de là, mon père pourrait se rendre compte du manque de respect de son aîné et pourrait ainsi commencer le deuil de sa petite princesse. Dans le cas où elle ne le ferait pas, j’en apprendrais simplement plus sur elle. C’était donc tout à fait bon pour moi, dans un sens, comme dans l’autre !
Incrédule, pensive, j’observais la chienne qui se trouvait face à moi et qui osait me parler de l’éducation donnée par mon père. Pour qui cette petite sotte se prenait-elle pour venir me déranger de la sorte ? Je devais avouer que cela me laissait particulièrement pantoise. Dents serrées et le regard plus rougeoyant que le feu lui-même je ne bougeais néanmoins pas lorsqu’elle avança d’un pas. Quelque chose ne me semblait pas « normal » dans ce comportement de damnée. Ne savait-elle donc pas où elle avait mis les pieds ? Il me semblait que non. Et voilà qu’elle passait à côté de moi sans même faire attention à ce qu’il pouvait lui arriver.
- Vous devriez vous méfier, soufflai-je néanmoins en l’accompagnant jusqu’à la bibliothèque. La laisse n’est jamais très loin pour attacher les bestioles dans votre genre.
« Papa ». Ce mot m’obligea à froncer les sourcils. Ni mes frères ni moi-même n’avions jamais utilisé ce nom pour appeler notre Père, le vouvoyant par la force des choses. Elle semblait bien familière et peu accoutumée à nos habitudes. Pour autant, muée par une certaine curiosité, je ne fis aucune remarque quant à sa propre éducation, m’installant dans l’un des fauteuils face à elle pour l’observer attentivement. Mmh. Oui. Il y avait bien ces cheveux qui ressemblaient à ceux de Père mais… Je secouai la tête imperceptiblement. Qu’étais-je donc entrain de penser. Notre Père n’avait jamais ne serait-ce et qu’une compagne depuis le décès de son épouse. Comment diable aurait-il donc pu avoir une autre fille qui… Je fronçai les sourcils. Avait la même mère ? C’en était trop. Grondant un coup d’agacement, je me redressai alors.
- Ecoutez moi bien. Ma mère est décédée lorsque j’avais moins de deux ans. Si vous désirez me faire croire qu’elle a pu avoir un enfant post mortem, bien à vous, mais je ne pense pas avoir la patience d’écouter encore ces inepties…
Mon regard se posa sur le dossier se trouvant désormais devant moi sans même le prendre en main. Que me chantait-elle à nouveau ?
- Tout de suite, Miss. Entendis-je derrière moi sans même faire attention à la demande de la chienne.
Doucement, je tendis la main vers ledit dossier pour venir en extraire les différents documents que j’analysais plus ou moins rapidement. A vrai dire, je délaissai très rapidement les photos pour le test scientifique. Non que les photos ne m’intéressassent pas mais… C’était à vrai dire le cas. Mon père pouvait bien s’être trouvée une remplaçante, je n’en avais cure. Oh bien sûr, je comprenais mieux le pourquoi il n’avait pas tenté de me retrouver mais cela ne changeait pas grand-chose dans les faits. Cela ne changeait même, pour ainsi dire, rien du tout. Les tests, pour autant… Je reconnaissais bien là l’identité de mon père, son prénom avait changé mais le reste me semblait juste. 99,99% de chance d’observer une filiation paternelle entre les deux testés. Mon regard se reporta sur la créature confortablement assis face à moi, une tasse de thé entre les mains, l’écoutant avec un certain retrait. Merveilleux… Ce n’était pas vraiment le mot que je pourrais choisir pour décrire cette situation des plus incongrues. Outre le fait que je me moquais bien réellement de qui pouvait être ma famille, cette dernière ayant été rayée de ma vie depuis bien trop longtemps pour que j’en fasse une affaire d’état, je devais avouer que savoir que de sales clébards étaient liés à moi par le sang n’était pas réellement pour me plaire. Au contraire, même. Un père monstrueux aurait déjà dû être bien assez pour mes nerfs. Etais-je surprise de ce test ? Certainement. A vrai dire je peinais même à croire en sa véracité. Il était, après tout, tout à fait possible que ce dernier ait été tout bonnement falsifié. Cela n’aurait pas été une nouveauté. Après tout pourquoi diable n’avions nous jamais entendu parler d’un sixième enfant dans la famille ? Nous n’avions toujours été que cinq, alors pourquoi… Je fronçai les sourcils. A moins que…
- Vous n’avez jamais connu votre mère. Ne serait-elle pas, par hasard, morte en couche ?
Notre gouvernante, à défaut de notre Père, ne nous avait jamais caché la vérité quant au décès de notre mère. Sa mort était parvenue alors qu’elle donnait la vie à un sixième enfant, décédé également. Mon Père, quant à lui, n’avait jamais ni affirmé, ni confirmé cette version, et nous nous en étions toujours tenu à cela sans poser plus de question, le visage de notre géniteur semblant plus douloureux encore à chaque fois que nous tentions d’aborder le sujet de son épouse. D’autant que certains de mes frères avaient un vague souvenir de cette dernière, permettant alors aux plus jeunes de s’en faire une représentation, même inexacte.
Distraitement, plongée dans mes pensées, j’écoutai alors la chienne me noyer sous un flot de parole que je ne pouvais visiblement maîtriser. Dieu que je détestais ces bavardages inutiles. Au moins mon Père, lui, ne parlait-il pas trop. Le « gentilhomme », m’arracha néanmoins un léger sourire alors que je secouais la tête négativement. Voilà le seul trait d’humour que je supporterais aujourd’hui. Mon regard émeraude posé sur elle, mon visage restait d’une neutralité à toute épreuve. Je n’avais aucunement l’intention de jouer les grandes sœurs adorables, si tant était qu’elle fût réellement ma sœur. La mettre dehors ? L’idée me vint. Mais je savais aussi que mon Père, si son histoire était vraie, n’approuverait pas ce geste. Or… Quelque chose, une bêtise sans doute, m’empêchait de faire cela, m’empêchait de rendre mon Père malheureux en tout état de cause. Je restais ainsi là, froide, droite, sans desserrer les lèvres avant la fin de sa tirade.
- Ecoutez moi bien. Soufflai-je. Je me moque de qui vous êtes. Ma sœur ou non. Je me moque de ce que vous voulez. Cela fait plus de cent cinquante ans que je n’ai plus de famille biologique, alors ne comptez pas sur moi pour jouer les sœurs mielleuse et désirant faire du shopping entre fille. Ce n’est ni ma façon d’être ni mon envie. Si tant est que ce que vous dites est vrai, votre existence m’indiffère et m’indifférera toujours, tout simplement.
A nouveau, je me tus. Au moins les choses étaient-elles claires et n’allaient certainement pas changer quoiqu’elle pourrait dire. Je me moquais de son existence ou de qui elle était. J’avais déjà du mal à accepter le retour de mon père, sous forme d’une créature animale sans nom, je n’allais pas, en plus, devoir me coltiner une sœur tout aussi bestiale que mon fou de père.
- Maintenant si je peux me permettre, je pense que vous avez bien mieux à faire que me faire perdre mon temps. Vous saluerez Père de ma part.
Dans un geste lent, je me relevai, l’invitant à faire de même, bien pressée de retrouver mon bureau, mon calme et d’être loin de la pestilence de leur race.
Au moins avait-elle la répartie que je connaissais à mon père et qui semblait tenir à toute notre famille, il fallait bien le lui reconnaître. Elle semblait néanmoins toujours perplexe quant à tout ce que je venais de lui annoncer. A vrai dire cela me semblait normal, le contraire, d’ailleurs, m’aurait paru particulièrement étonnant. Les Rosenbach étaient connus pour être factuels et aimer la logique et l’ordre des choses, elle ne faisait donc pas exception à la règle. Au moins le dossier arriverait-il, peut-être, à la convaincre du bienfondé de ma venue et de mes dires. Je fus, pour tout avouer, déçue de voir qu’elle ne s’intéressait que trop peu aux photos. Peut-être était-ce là le signe qu’elle reniait notre famille, ce qui m’arrangeait au plus haut point, c’était un fait, mais mieux valait, malgré tout, que je restasse sur mes gardes. Au moins lisait-elle attentivement le test de paternité. A sa question, j’arquais un simple sourcil. Cette question était-elle orientée ou ne l’était-elle pas… La question se posait particulièrement, et je ne pouvais décemment pas lui répondre de but en blanc et pourtant… Pourtant il me semblait alors qu’elle me posait cette question en toute connaissance de cause.
- C’est possible. Dis-je alors tout simplement avant de continuer sur mon flot continu de parole, noyant par la même mes premiers mots.
Et pendant que je parlais, je jetais quelques coups d’œil à ma sœur. Froide, glaciale, même, devrais-je dire, distante et plus droite sur son fauteuil qu’un piquet de bois. Nous étions bien loin de la jeune fille intrépide que j’avais pu connaître pendant mon enfance. Il me semblait même qu’elle était là tout l’inverse. A vrai dire… Etrangement… Elle me faisait penser en bien des points à mon père, à sa stature et sa froideur. Et cela… Cela tendait à m’agacer au plus haut point. De voir à quel point elle pouvait lui ressembler. Et ses mots… Je grognai un coup. En un sens, j’étais heureuse de ne pas tomber sur une sœur telle qu’elle me le décrivait. Je voulais bien jouer la comédie, mais je n’allais peut-être pas supporter de passer des jours et des jours entiers avec une sœur que j’haïssais de tout mon être.
- Rassure toi, Lizzie, répondis-je. Ce n’est pas ce que je désirais. Seulement… Faire connaissance. Tu ne peux pas imaginer à quel point Papa était fou de joie de t’avoir retrouvé. J’ai été sa seule fille durant plus d’un siècle, je peux donc comprendre qu’il désire passer du temps avec toi et… Il est donc de mon devoir, en tant que sœur cadette je veux dire, de faire attention à ma sœur aînée et à mon père.
Je le comprenais, oui, peut-être, mais je ne l’acceptais pas pour autant. Au contraire, cela m’agaçait. Le moindre mot concernant cette suceuse m’avait toujours agacé, depuis que j’avais sauvé notre Père jusqu’à aujourd’hui, et peut être même plus encore aujourd’hui alors que je savais que Papa n’avait d’yeux que pour elle. Ho bien sûr réfutait-il cela, mais il n’était pas difficile de s’en rendre compte. Elle avait toujours compté bien plus pour lui que celle qui l’avait sauvé des flammes, qui lui avait donné une nouvelle vie et qui avait toujours été reconnaissante de la vie qui lui avait été offerte, sans même lui en vouloir de l’abandon que lui-même avait décidé. Et aujourd’hui, je me rendais alors compte que la vie même de cette putain de suceuse était meilleure que la mienne. Elle avait tout. Un commerce florissant, un fiancé que j’imaginais d’ailleurs charmant et séduisant, une barraque plus belle que la plupart des villas de cette satanée ville, des vêtements qui semblaient avoir été taillés pour elle. Même ses cheveux blonds lui allaient tout aussi bien que sa crinière rousse que mon père aimait tant. Pourquoi donc avait-elle eu le droit à tout et moi à rien ? Pourquoi ne s’était-elle pas retrouvée à ma place ? Pourquoi avais-je du vivre seule, pourquoi ne ressemblai-je pas plus à ma mère, pour le plaisir de mon père ? Pourquoi devais-je être le vilain petit canard et pas elle ? L’envie me vint de lui sauter au visage, sous forme lycane bien sûr, pour la défigurer à vie, pour lui arracher ces deux yeux qui m’observaient de toute part, pour lui faire avaler sa bienséance à la con qui désirait me raccompagner tout bonnement à la porte sans la moindre hésitation. Moi. Sa sœur. Je venais de lui prouver alors pourquoi voulait-elle mettre à la porte celle qui partageait son sang ? N’avait-elle aucune envie de contenter Père ? Petite ingrate qu’elle était ! Voilà bien une chose que Papa serait heureux de savoir : sa fille tant aimée ne voulait pas de sa famille, pourquoi, alors s’évertuer à lui faire autant d’honneur ? Je me levai néanmoins à mon tour, un sourire des plus charmants fixé à mes lèvres. Il était hors de question que je me laisse dévorer par la rage et la jalousie. Pas de la sorte. Non. Mais une idée me vint alors… Si elle m’avait volé ce qui avait pu être mon enfance, pourquoi ne pourrais-je donc pas lui voler son avenir, après tout ? Elle ne le méritait pas. Elle ne méritait pas tout cela, que ce soit l’amour de notre père ou d’un autre homme, ou même toutes ces choses qui nous entouraient alors… Pourquoi n’iraient-ils pas à une personne qui les désiraient réellement ?
- Allons ! Elizabeth ! Voyons ! Pourquoi le prends-tu de la sorte ? Je ne suis pas là pour te faire perdre ton temps ! Au contraire ! Je voudrais que l’on partage du temps toutes les deux ! Un immense sourire et j’avançais vers elle, l’air particulièrement décidé. De toutes les manières, tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça ! Je veux tout savoir de toi ! Fais-moi visiter ta maison, par exemple ! Parle-moi de ce beau et charmant jeune homme qui a ravi ton cœur, Papa est d’ailleurs heureux mais triste de le savoir, c’était assez paradoxal… Enfin ! Je lui pris la main. Je ne veux pas que l’on se fasse des soirées entre fille, rassure-toi, ce n’est pas là ce que j’apprécie, ce qui était totalement faux, j’adorais sortir avec mes amies, mais elle était bien loin d’être placée dans la catégorie amie, au mieux, je la catégorisait dans les « petits jeux ». Je voudrais seulement que Papa soit heureux, comme avant, lorsque nous étions humains.
A nouveau j’esquissai un sourire, espérant pouvoir la convaincre. Après tout, je ne pouvais décemment pas envier des choses si je ne les connaissais pas réellement. Ainsi, si je voulais lui prendre ce qu’elle avait, mieux valait que j’apprenne à connaître tout cela, en espérant que personne ici ne soit aussi raciste qu’elle semblait l’être. Un point, d’ailleurs, pour moi, devant Père.
- Je ne sais pas si tu te souviens, continuai-je alors, mais ce n’est pas la première fois que nous nous voyons. Je soupirai. Nous devions avoir une petite dizaine d’année. Peut-être un peu plus à vrai dire, je ne sais plus. Je me trouvais près de votre maison. J’ai été élevée dans un couvent, dans la banlieue de Cardiff. Et toi, tu étais là, dans votre jardin. Tu m’as vu, et tu m’as entraîné dans le jardin, croyant que j’étais perdue. Nous avons joué ensemble et je suis d’ailleurs revenue plusieurs fois par la suite… T’en souviens-tu donc ?
J’occultai de manière tout à fait désirée le fait que je ne pouvais déjà la supporter dans ces moments-là, la trouvant tout à fait indigne de ce qu’elle pouvait avoir, de ce qui lui avait été offert et qu’elle ne respectait aucunement.
Je retins un sifflement d’agacement à mon surnom. Père ne m’avait donc rien épargné et lui avait donné le surnom que seuls mes proches utilisaient. En faisait-elle partie ? Evidemment que non. Sa réponse à ma question m’avait, néanmoins, obligé à réfléchir davantage. « C’est possible ». Ce n’était qu’une réponse, certes, évasive, mais je ne pouvais pas me détacher de cette idée. C’était possible signifiait oui, le plus souvent, à ma connaissance. Sa mère était morte en couche. Alors… Je fronçais imperceptiblement les sourcils. De deux choses l’une. Soit Père nous avait menti quant au décès du nourrisson. Soit cette femme mentait actuellement. Si la première m’étonnait, je ne pourrais pour autant affirmer la seconde au vu des documents qui m’avaient été présentés. Et bien évidemment, cette chienne refusa de sortir et je devais bien avouer que mes nerfs commençaient à s’agacer de sa présence en ces lieux, quoique moins que ses paroles.
- Dois-je rappeler mes derniers mots ? Je ne suis ni intéressée par votre existence, ni par votre seule présence. De fait puis-je vous faire visiter ma maison mais cette visite sera rapide. Je présentai de la main l’entrée de cette dernière. Voici la porte. Quant au « beau et charmant jeune homme », soyez certaine qu’il aurait encore bien moins de scrupule que moi quant à la manière de vous faire quitter les lieux.
Ses mains enserrèrent alors les miennes, me faisant gronder d’agacement. Voilà bien une chose que mon père ne lui avait pas appris : se tenir et garder des distances respectables et respectueuses. Pire. Je ne supportais pas le moindre contact sans l’avoir préalablement décidé. C’est pourquoi mon corps, instantanément, se raidit davantage.
- Il y a bien longtemps que je ne suis plus humaine. Grondai-je en dégageant brusquement mes mains. Mon Père a disparu depuis cent cinquante ans. Je n’ai jamais eu de sœur de ma vie. Et croyez bien que je ne compte pas commencer maintenant.
Me retournant vers la porte, j’avançai alors vers celle-ci, bien décidée à la faire quitter les lieux. Quant bien même cela déplairait à Père, quant bien même serait-elle réellement ma sœur, elle ne resterait pas un seul instant de plus dans cette maison. Mais à nouveau sa voix retentit dans la tête, m’obligeant à retenir une insulte. Pourtant, cette fois, ses mots m’arrachèrent un sourire amusé. Alors se pensait-elle assez importante, assez remarquable pour qu’on ne l’oublie pas ? Bien sûr que non, je ne m’en souvenais pas. Comment pouvais-je me souvenir d’une enfant croisée lorsque j’avais dix ans ? Me retournant lentement vers elle, je plissai les yeux, sans perdre mon sourire amusé.
- Je pensais les sœurs de Cardiff meilleures éducatrices, je dois l’avouer. Répondis-je alors en m’avançant d’un pas. Elles ne vous ont visiblement pas appris la retenue ou le respect. Quant à mes souvenirs, il va de soi que la réponse est non. Vous êtes insignifiante, soufflai-je. Tant aujourd’hui qu’hier. Et je devrais ajouter que vous devez avoir une vie bien morne à devoir vous rappeler des détails comme des jeux d’enfants pour vous sentir exister aux yeux d’autrui.
A nouveau je soufflai, perdant mon sourire pour reprendre un visage des plus neutres, des plus froids.
- Sur ce, Miss, je vous prie de bien vouloir quitter les lieux immédiatement. Croyez bien que votre refus ne saura être accepté et… Allons. Je vais faire preuve de gentillesse en vous prévenant. Je suis bien loin d’être la plus désagréable de cette maison. Je vous conseille donc d’obtempérer et d’obéir sans attendre.
Peut être n’était ce pas réellement le cas. Peut être étais-je l’une des personnes les plus désagréables de cette maison lorsqu’il s’agissait d’étrangers. Pour autant, ce n’était pas non plus tout à fait faux. Je n’étais pas la plus expéditive et nul doute qu’elle risquait de ne pas apprécier l’arrivée de certains Assoiffés.
- Vous transmettrez les salutation à Père. Terminai-je alors en ouvrant la porte d’entrée.
Une chose était certaine, Elizabeth était loin de la sœur aimante et douce que mon père avait pu me décrire toutes ces années. Très loin. D’ailleurs, chacun de ses mots auraient pu me blesser, et il serait même faux de dire que ça n’avait pas été le cas. De sa visite expéditive de sa maison à son fiancé, elle ne semblait absolument pas décidée à laisser la place à un nouveau membre de sa famille. En un sens, cela m’arrangeait, à vrai dire, m’agaçait, oui, mais m’arrangeait : si elle n’avait pas de place pour moi, pourquoi en aurait-elle pour notre père ? Mieux ! Elle l’avait dit elle-même. Papa, pour elle, avait disparu il y a cent cinquante ans. Il n’existait donc plus. Et c’était là ce que je désirais : la rayer, elle de notre vie, ou du moins de la vie de notre père. Or, si papa n’existait plus, pourquoi resterait-il donc auprès de cette ingrate de fille ? Pour autant, une partie de moi grondai face à ce refus catégorique. Non que je ne veuille avoir de sœur… Mais son existence même m’agaçait. A vrai dire… Si elle avait été la petite Lizzie tant aimée de papa, peut être aurais-je été plus clémente. Peut être aurais-je pu comprendre son affection pour elle. Mais elle n’était qu’un bloc de glace sans aucune émotion. Une femme froide, semblant insensible à tout, même aux retrouvailles avec sa propre famille biologique. Et c’est pourtant cette femme qui avait tout pour elle : la beauté, la richesse et même le mariage et la maison. Alors que moi… Qu’avais-je ? Rien, à vrai dire. Enfin. Un métier. Bien sûr. Mais qu’était-ce mon métier par rapport au sien ? Elle gérait l’une des plus grandes boîte de nuit de la ville, elle faisait partie des « célébrités » de la ville. Les gens la connaissaient, la respectaient, surtout dans le milieu de la nuit. Elle pouvait partir à l’autre bout du monde d’un claquement de doigts si elle le désirait. Moi ? Je devais me contenter d’une chambre au Cercle. Oh, ça ne me déplaisait pas. J’aimais faire partie du Cercle. Mais elle… Elle ne méritait pas tout ça. Moi. J’avais voué ma vie à mon père, et à nos patients. J’avais le droit à plus de reconnaissance qu’une femme qui n’en avait aucune pour sa propre famille. De fait… Ses refus m’obligeaient à revoir quelque peu mes plans. Je voulais m’insinuer dans cette famille, je voulais lui prendre ce qu’elle avait, mais si elle m’en refusait l’entrée par la porte… Alors devrais-je emprunter une fenêtre. Papa disait d’ailleurs toujours « quand Dieu ferme une porte, ailleurs il ouvre une fenêtre ». C’était là le bon moyen de vérifier sa théorie. Bien entendu, je savais pertinemment que ce nouveau désir était tout à fait dû à une jalousie maladive que je pouvais ressentir envers elle. J’étais effectivement jalouse. Plus que jalouse même. De sa vie. De sa personne. De l’amour que Papa lui portait. De l’amour qu’il ne cesserait de lui porter malgré son caractère égoïste, malgré mon caractère altruiste. Alors pourquoi ne pas céder, pour une fois, aux appels des cloches de la vengeance ? Pendant cent cinquante ans. Pardon. Pendant toute ma vie, cette Lizzie m’avait empêché de vivre. Si elle n’était pas née, Papa qui voulait tant une fille m’aurait gardé. Si elle n’avait pas ressemblé à notre mère comme il ne cessait de le dire, il ne se serait jamais autant attaché à elle. Si elle ne s’était pas éprise de ce Comte à la noix, jamais Père n’aurait connu de dépression comme il avait pu en avoir. Jamais je n’aurais eu à le soutenir, à devoir supporter le souvenir de sa fille disparue, morte, comme je le lui avais dit. D’ailleurs, si elle s’était contentée de mourir, jamais nous n’aurions été dans cette situation. Alors, puisqu’elle n’avait pas voulu mourir avant, autant la déposséder de ce qui faisait d’elle ce qu’elle était.
Je retins néanmoins un grondement de colère lorsqu’elle parla des sœurs qui m’avaient élevée. Comment osait-elle ?! Cette petite garce, comment osait-elle parler de la seule famille que j’avais pu avoir durant mon enfance ? Je gardai néanmoins un sourire de façade, trop peu désireuse de lui donner le plaisir de la voir me faire du mal. Non. Je devais rester fière. J’étais fière.
- Tu as donc de la chance d’avoir une vie des plus remplie. Répondis-je néanmoins à sa remarque, légèrement amer alors qu’elle se dirigeait vers la porte.
Impossible, donc, de la faire revenir sur sa décision à ce que je voyais. Pire. Elle me menaçait même en utilisant les propres membres de sa famille. D’ailleurs… Qui étaient-ils pour qu’elle puisse les utiliser de la sorte ? Des animaux qui ne savaient pas se tenir face à des étrangers, qui plus est de la famille de la maîtresse de maison ? Au vu de cette dernière, cela ne m’étonnerait pas… Enfin… J’avançai la tête haute vers la porte d’entrée, m’arrêtant néanmoins dans son encadrement pour me retourner vers ma sœur.
- Je suis malgré tout ravie d’avoir pu faire ta connaissance, Elizabeth. Dis-je en souriant. Rassure-toi, je viendrais accompagner de Papa, la prochaine fois. Il sera très certainement ravi de nous savoir proche. N’est-ce pas ?
Un nouveau sourire, et je tournai les talons. Petite sotte. Au moins Papa verrait-il ce qu’était sa fille : un monstre de froideur qui n’acceptait même pas sa propre petite sœur dans sa vie. A moins qu’elle ne joue les hypocrites, dans ce cas… Je pourrais enfin entrer dans sa maison. Je serais ainsi gagnante sur tous les fronts. Un geste de la main et je retins malgré tout un ricanement.
- Et je transmettrais ton bonjour à Papa. Attention au soleil, il paraît qu’il chauffe pas mal en ce moment.
Je ne pus, cette fois, m’empêcher de ricaner. Ces sangsues… Incapables même de sortir au soleil. Des morts qui auraient mieux fait de rester dans leur cercueil, à mon avis.