Halloween. L’un des piliers de la culture américaine. Un étendard qui rappelle que derrière l’horreur sanglante des massacres des talibans et des tueries à l’école se cache une image de la mort bien plus sereine et colorée. Une culture qui permet aux jeunes mineurs de garnir leurs sacs de bonbons parfumés en portant beaucoup moins de vêtements. Une ode à la mort qui transpire et contamine les rues de la Nouvelle-Orléans dans un esprit de partage, la première rencontre entre deux lèvres amoureuses, ou la fin entre deux balles meurtrières.

La rue Bourbon était ainsi travestie dans la lumière et dans l’ombre, entre la chaleur musicale et les rires gras et festifs, tout en laissant les ténèbres envelopper ceux qui ont péri dans les ruelles étroites et humides de ce territoire. Je franchis un premier pas dans la lumière, le visage ensanglanté me collant aux joues comme une seconde peau, les jointures de mes mains encore ouverts par mes différents accrochages avec deux dealers peu scrupuleux. Le visage paisible, je tire une dernière latte de ma cigarette avant de venir me mêler à la foule d’une démarche presque théâtrale.  Le troupeau se déplace comme de simples brebis égarés, facilement distrait par les concerts et les beuveries circulant aux alentours. Bien que mon regard soit impénétrable, mes pensées s’envolent à leur tour, me permettant de voyager en ne ressentant plus mes blessures douloureuses.

Bien que ma vie soit si misérable, je dois bien admettre que mon enfance a perduré.  Jadis, l’orphelinat a été un havre de paix aux couleurs sensuelles, ponctué par le bruit des feuillages des pommiers. Assis sur le palier de mon habitat, la vie retrouvait son teint, sa chaleur et son repos. Le soleil inondait mon visage de tendresse alors que les oiseaux se mettaient à chanter leurs louanges matinales. Je retrouvais et contemplais la beauté de cette nature vivifiante et immortelle. La paix était une denrée rare autrefois, mais toujours accessible pour un enfant en manque d’amour. Un jour, l’infirmière de l’orphelinat m’a rejoint, ses mains étreignant mes épaules avec tendresse afin de marquer sa présence. J’ai souris. Mais je n’ai pas osé la regarder. Je n’ai pas osé observer ce que la nature d’un mari tempétueux a fait d’elle. Je n’ai pas eu la force d’admirer une créature au visage tordu par les ecchymoses, un visage capable de rompre la beauté éphémère de l’instant présent. Je me souviens à quel point j’ai souhaité me retourner afin de pouvoir la regarder. De l’aimer et d’accepter ses nouvelles blessures. Mais mes épaules aussi frêles que de petites collines ont commencé à trembler, laissant l’émotion se transmettre avant d’être partagée. La violence. La brutalité. Son connard de mari, un peinte aussi prestigieux qu’invulnérable … Ce monstre.

Soudain, mon épaule vient rencontrer sans ménagement une autre épaule à peine distinguée dans la foule. Instinctivement, mes pieds s’arrêtent et mon visage se tourne lentement afin de dévisager un regard profondément obscur ponctué par de prunelles dorées.  

La mort, dans sa plus belle toge, me faisait face une nouvelle fois.

« Encore toi … Il n’y a toujours pas de chambre en enfer pour ma si belle gueule ? »

La couleur de ma voix reste froide et impitoyable. Sereine et redoutable. Tout en me rapprochant d'elle, il n’a suffi que le mélange de nos deux souffles pour faire naître la première étincelle d’une hostilité fétide. La moquerie est une arme sournoise où l’artiste risque toujours de retrouver ses propres viscères par terre. Et j’en pleinement conscients de ce risque. A moins qu’elle décide de jouer le jeu, de rétorquer avec une vanne bien placée en clouant mes lèvres déchirées, et ainsi nous éviter de faire exploser un deuxième bar en peignant à nouveau le mur de vin et de viande.

Si je suis autant énervé, ce n’est pas contre la personne elle-même … Mais plutôt ce qu’elle représente symboliquement dans son accoutrement. J'éructe mes mots face au diable lui-même. Comment ne pas vouloir narguer la mort, elle qui refuse de me prendre ?

« La prochaine fois que je noie quelqu’un dans son sang et ses excréments, tu veux bien venir plus vite ? Tu ne te rends pas compte à quel point c’est difficile de curer ses ongles après un acte pareil … »

Comme tous les ans, j’avais pris la décision, contraire aux bons souhaits du Conseil, bien évidemment, de rejoindre le Vieux Carré pour la soirée d’Halloween. J’avais amassé assez d’argent pour profiter de ma soirée devant un bon verre de n’importe quel liquide. Je comptais ainsi bien profiter des festivités, des décorations et de l’ambiance agréable de cette nuit.
Bien entendu aucun déguisement n’avait pris place sur mes épaules. A peine un peu de mascara autour de mes yeux et un rouge à lèvre sombre ornaient mon visage. J’avais, néanmoins, fait une exception pour cette soirée si spéciale aux yeux de tous car c’était effectivement une robe particulièrement courte que j’avais enfilé. Non sans but précis, pour tout avouer. Danser et me défouler en compagnie d’hommes plus ou moins fréquentables m’avait, effectivement, semblé être la meilleure manière de terminer ma soirée. Une fois, bien entendu, que je serais assez éméchée pour ne plus me rendre compte de ce que je comptais faire.

La rue Bourbon était, à cette heure déjà avancée, pleine de toute sorte de néo-orléanais et autres touristes. Le défilé venait juste de se terminer. Une chance, peut être allais-je rapidement trouver une place assise dans n’importe quel établissement de la rue.
Me frayant un chemin, je ne faisais que très peu attention aux personnes que je bousculai. Bien trop intéressée par mon but final : un immense verre d’un liquide au degré important. Ma dernière soirée ne s’étant pas déroulée comme je l’avais espéré, provoquant même la destruction de la devanture de l’un de mes bars préférés, je devais avouer que j’espérais secrètement, silencieusement, que celle-ci rattrape la dernière.

- Oh pitié…

Une voix, dans tout ce brouhaha, venait d’attirer mon attention. Une voix que j’avais entendu bien trop récemment pour l’oublier. Une voix qui semblait tendre chacun de mes nerfs à la moindre syllabe. Doucement, je me retournai. Les yeux rougis par la colère. Que faisait-il ici ? Avait-il juré tous les dieux de gâcher chacune de mes soirées ? Tous crocs sortis, provoquant l’admiration de quelques badauds passés près de moi, je m’approchais du vampire le collant rapidement au mur, sans même faire attention à la femme avec qui il se tenait.

- Alors la lavette, t’as décidé de me faire chier jusqu’au bout ou c’est le bon dieu qui veut me punir en t’envoyant toujours dans mes soirées ?

Je jetai néanmoins un coup d’œil vers l’autre femme. Trop d’odeurs pour deviner ce qu’elle était, une simple humaine complètement abrutie pour être avec lui ou autre chose plus ou moins intelligent ? Je n’en avais cure, à vrai dire.

- Je vais lui en créer une, de chambre aux enfers. Répondis-je à sa place.

J’arquai un sourcil en observant la louve. Un peu pareil hein ? Non. Je pensais pas, non. J’avais jamais rencontré d’hybrides en dehors des couloirs du Conseil, bien sûr. Paraît qu’ils courraient pas les rues non plus. Alors je doutais fortement que cette fois soit une hybride. Une louve, ça c’était sûr. D’ailleurs peut être était-ce pour cela qu’elle avait l’impression que j’étais aussi une louve. Parce que j’sentais plus le chien que la viande froide.
Sifflant tant de douleur que de colère, je me retournai vers la louve soudain devenue muette. Mais putain qu’est ce qu’elle foutait à gâcher son whisky au moment même où j’en avais le plus besoin. Entouré de tant d’humains j’avais l’impression de perdre les pédales. J’allais sérieusement finir par en attaquer un et ce n’était pas bon. Pas bon du tout, même. Crocs et poings serrés, je tentais de fixer mon attention sur la brune, tentant de me poser mille et une questions pour ne pas penser à ce que je ressentais.

« Vous êtes morts » ? Mais de quoi elle parlait encore ? Je regardai rapidement le verre au sol. Elle avait trop bu, c’était certain. Je tentai un ricanement alors qu’elle se retrouvait à mes côtés.

- C’pas sa force… Grondai-je. C’est le nombre de verre qu’on boit le vrai coupable.

A nouveau, le bruit se fit entendre, plus fort, encore que les fois précédentes. Putain que ça faisait mal à la tête. Attrapant mes temps entre mes mains je soufflais fortement. Fallait que je me calme. Que je me calme ou que… Je grondai. Que je boive. C’était ça la solution putain mais si je buvais maintenant, entourée de tous ces humains, j’allais me faire voir, j’allais me faire démasquer. Et bordel ! Je pouvais pas avoir soif ! J’avais pris toutes mes précautions ! Pourquoi maintenant ? Pourquoi je pétais un câble maintenant ? C’était quoi ce bordel ? Depuis quand je pouvais plus tenir une soirée tranquille ?! C’était la nouveauté hybridique ça ou quoi ? Arrivé un certain âge on devait se nourrir toutes les heures ? Comme les gosses ?

- Cinq plateau de charcuterie. Grondais-je en commandant ce qui, j’espérais, allait me permettre de tenir sans sang.

Pourquoi pas, après tout. J’allais avoir les crocs occupés, ça serait déjà ça. J’engloutis d’ailleurs les trois premiers plateaux en quelques secondes. Putain. Et ça marchait pas. Bordel !! Jetant un coup d’œil à la louve, je grondai.

- J’te conseille de dégager d’ici.

J’allais pas avoir le temps de foutre le camp moi-même et ça allait dégénéré. Y avait pas à tortiller du cul pour le deviner. J’étais pas en état de me contenir. Putain ! Dans un geste des plus rapides, peut être l’un des seuls avantages des hybrides, je sautai alors en arrière, dégageant une grande partie de la foule autour de moi pour venir tomber lourdement sur l’un des participants à la fête. Crocs sortis, quoique cachés des spectateurs qui nous fixaient, les yeux rougis par la faim et la colère que je pouvais ressentir, il semblait pétrifié. Putain j’pouvais pas faire ça maintenant !

Le souffle court, je sentis ma proie s’éloignée alors que chacun de mes membres tremblaient. C’était impossible. J’pouvais pas faire ça maintenant. J’pouvais pas perdre le contrôle maintenant. D’autant que tous les regards étaient braqués sur nous. Me laisser aller dans cet état, et j’avais plus d’une chance sur deux de me faire attraper par la Fédération. Et je voulais même pas savoir ce qu’ils allaient me faire s’ils m’attrapaient. Me tuer ? Non. Certainement pire. J’pouvais pas risquer ça. J’voulais pas risquer ça ! Putain mais ! Toute ma colère se focalisa sur celle qui venait de m’enlever ma proie.

- Va te faire ! Grondais-je furieusement en tentant de cacher mes crocs de la main, tandis que mes yeux rouges la toisaient de toute part. J’suis pas celle qui voit des morts au moins !

Oui voilà, voilà ce que je devais faire, diriger toute ma haine vers elle, déverser toutes mes paroles pour essayer de me contrôler, pour ne pas lui sauter à la gorge, pour ne pas écharper tous les humains qui se trouveraient à ma portée.

- Va retrouver tes morts bordel ! Grondai-je furieusement en arrachant un masque pour me couvrir le visage et donc les crocs. S’tu veux j’te montre le cimetière, il est pas loin d’ici, j’peux même te trouver une pelle.

Serrant les poings je tentai de reprendre ma respiration. Mal m’en prit, une odeur forte de sang humain pénétra dans mes narines. J’y. Arrivais. Plus. Je grondai de nouveau, un grondement visiblement puissant au vue de l’espace de vie que me donnait tous les participants à la soirée, s’éloignant de moi et de la louve qui me faisait face.

- Pas maintenant putain… Grondai-je de nouveau en prenant ma tête entre mes mains.

Pas maintenant, c’était désormais la seule chose qui me venait à l’esprit. Pas maintenant. Pas encore. J’avais pris mes putains de précautions, alors pourquoi maintenant ? Pourquoi est-ce que j’avais si soif ?! Et alors, le bruit reprit. PUTAIN ! Ça en finirait jamais ?! Accroupie au sol. Je grondai de nouveau.

- C’EST QUOI CE PUTAIN DE BRUIT ?! Hurlai-je un coup.

Autour de moi, tous s’observaient, interdits. J’étais la seule à l’entendre ou quoi ? C’était quoi ce putain de bordel ? Un bruit comme ça, impossible de passer à côté !

Spoiler:

De la drogue ? Elle se foutait de moi ou quoi ?! Nan mais putain ! Est-ce qu’au moins elle se doutait de ce que c’était vraiment ?!
Mon esprit trop accaparé par le bruit et la douleur que tout cela entraîné, accroupie au sol, je peinais à réfléchir sérieusement à ce que la louve était en train de faire. Sûrement, dans un autre moment que celui-ci, aurais-je compris qu’il ne s’agissait là que d’une diversion, et plus ou moins réussie, d’ailleurs, pour nous éviter à toute deux de bientôt baigner dans le sang par ma simple et unique faute. Mais actuellement, j’en étais complètement incapable. Je ne voyais là qu’une putain de chienne qui se moquait de moi, de ma douleur, de mon manque de contrôle. D’ailleurs était-elle en train de le juger ? Se disait-elle que j’étais abrutie d’être sortie de la sorte ? Sûrement. Tout le monde se le disait. Il n’y avait que moi pour savoir. Personne ne pouvait comprendre, après tout et elle était comme tous les autres.
Sa claque eut au moins l’effet de me faire sortir de ma torpeur alors que je l’observai, les yeux rouges de rage et de soif. Au moins étais-je debout. Mais elle parla. Capter mon attention ? C’était tout ce qu’elle voulait ?! Un instant, j’eus l’idée de la pousser violemment dans un mur. Avec ma force, cela aurait été facile, certes, mais utile ? Je grondai furieusement en sa direction. Non. Elle avait raison. M’efforçant de réagir normalement je tentai de reprendre un respiration convenable sans pour autant prendre de grandes inspirations pour éviter les effluves de sang humain.
Ainsi la suivis-je. Je ne la repoussai que lorsque la foule d’humain que j’avais failli attaquer ne fut plus en vue. Grondant furieusement, tremblante, je la fusillai du regard.

- Tu peux te la garder ta putain de drogue à la con ! Grondai-je. T’as même pas une putain d’idée de ce que c’est ! La tête entre les mains je me détournai, enragée. Retourne avec tes putains de macchabée ! T’seras mieux avec eux.

Outre ma colère et le fait que j’avais une putain d’envie de lui arracher la tête, là, maintenant, juste pour le plaisir autant que pour calmer mes nerfs, je ne pouvais nier qu’elle serait bien mieux loin de moi, du risque que je représentais.

- Qu’est ce que ça pouvait te foutre que j’les bute tous là-bas ? Ricanai-je comme un défi. T’voulais jouer aux héroïnes hein ?! Je me forçai à ricaner, tentant de paraître « normale ». Ça marche pas avec moi. T’es comme les autres putains de moralisateurs j’suis sûre !

Des attaques gratuites, voilà tout ce qu’il me restait. Et ce bruit constant ! PUTAIN ! A vrai dire, je ne sus trop si c’était là la colère, la rage même, la soif ou tout autre envie, mais soudain, sans même que je ne contrôle réellement mes actes, je fonçai vers elle, me transformant dans un hurlement tant de rage que de douleur. Ainsi sous forme de louve, je l’observais, les yeux rouges. L’attaquer. La tuer. Voilà tout ce qui pouvait être lu dans mes yeux. Mais en avais-je réellement envie ?
Il ne fallut qu’un instant de lucidité dans la douleur qu’était mon corps après la transformation pour changer de regard. Cela ne dura que quelques secondes, mais, effrayée, je reculai d’un pas. Non. Je ne pouvais pas faire ça…

D’un bond, je sautai par-dessus la louve. Je ne devais pas rester. Jamais. Je devais partir. Vite. Loin. Le plus loin possible de la ville. Eviter toute effusion de sang.

Cette nuit-là… J’avoue que je ne m’en souviens que très peu. Je me souviens de mon arrivée dans la bayou, oui mais le reste… Je me réveillai le lendemain, en sueur, nue, au pied d’un arbre. Le corps plus endolori que jamais et collant d’un sang inconnu. Qu’avais-je fait ? Avais-je tué ? M’étais-je blessée ? Je n’en savais rien, mais je me jurai alors de ne jamais recommencer telle soirée.